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L'identité nationale, un débat qui ne cesse de diviser 1ère partie

11/06/2008

L'identité nationale, un débat qui ne cesse de diviser 1ère partie

L’identité nationale

un concept pertinent ?

avec Pierre ENCREVE (linguiste), Daniel MESGUICH (metteur en scène), Gérard NOIRIEL (historien), Catherine TRAUTMANN (députée européenne, PS, ancienne ministre).  Modérateur : Christophe PROCHASSON (historien).

 

Chercheurs, politiques, intellectuels, artistes, rassemblés lors de ce colloque dans un dialogue interdisciplinaire inédit, animé par Stéphane Fiévet, Christophe Prochasson et Jacques Renard, à la Maison des Métallos le 16 mai 2008.

 

Ce document est une retranscription du colloque organisé par l'Argument Public, le samedi 17 mai 2008, à Paris à la Maison des Métallos. Les propos tenus engagent leurs auteurs exclusivement.


 
Stéphane Fiévet, président de l’Argument public


Merci de vous être levés tôt le matin pour nous rejoindre à la Maison des Métallos. Je serai très rapide pour vous donner en quelques mots l’histoire de cette aventure, qui commence ici, sous vos yeux. En effet, l’Argument Public est né d’une histoire et d’une volonté.

 

L’histoire, c'est la rencontre d’un certain nombre de personnes venant de milieux et de professions différentes : artistes, chercheurs, intellectuels, responsables politiques, qui ont établi à peu près le même constat. Nous sommes, les uns et les autres, cloisonnés chacun dans nos mondes, dans nos réflexes socioprofessionnels, dans nos territoires. A cause de ce cloisonnement, il manque une circulation des points de vue et des réflexions, une circulation de la pensée entre nous. Ce cloisonnement conduit peut-être à une certaine forme d’appauvrissement de la réflexion à gauche.

Vous savez que les gens de culture ont tendance à reprocher aux politiques de ne pas s’intéresser à la culture, mais on peut aussi inverser l’équation et se dire que beaucoup de personnes travaillant dans les arts, la culture, la recherche, se sont désintéressés du politique. 

La volonté qui est ici présente est bien d’arriver à reconstruire un lieu d'échange, à retisser les fils distendus entre ceux qui partagent le même objectif : nourrir une réflexion sur les rapports entre l’individu et la communauté dans lequel l’individu s’inscrit.

C’est comme cela que l’Argument public est né.


Systématiquement, dans chacune de nos réflexions et de nos démarches, vous trouverez, comme pendant les trois tables rondes d’aujourd’hui, une confrontation de points de vue venant des regards que j’évoquais tout à l’heure. Nous sommes modestes, il ne s’agit pas de dire ici que l’Argument public va refonder une pensée politique à gauche – bien qu'il soit peut-être nécessaire de le faire, je vous laisse en discuter --, mais, dans tout les cas, nous espérons pouvoir apporter une contribution à cette tentative de "rénovation" plutôt que de "refondation".


En quelques mots, je dirai les raisons pour lesquelles nous avons choisi de traiter ce thème de l’identité nationale. Il nous semble d’abord que c’est une  thématique désertée par la gauche et à propos de laquelle il est important de s’interroger. Ce thème de l’identité nationale renvoie précisément à la question du rapport entre l’individu et le corps social, espace où les concepts de Nation et d'Europe font question. C’est par définition un carrefour qui peut nous rassembler, artistes, chercheurs et politiques.

 

L’objectif de cette journée est de réfléchir, de débattre ; nous souhaitons aussi renouer avec le débat et ne pas fuir les questions qui pourraient, au sein de la gauche, créer du débat entre nous.

 

Trois tables rondes vont se succéder. Dès la semaine prochaine, un blog, ouvert sur le site Internet de l’association, vous permettra de réagir et d’apporter votre pierre à l’édifice commun. Je laisse à présent la parole à Patrick Bloche, qui ouvre notre journée. Anne Hidalgo, avec l’art de la synthèse qu’on lui connaît, conclura nos travaux aux alentours de 16h30.

 

Je tiens à remercier tout ceux qui ont fondé cette association : David Godevais, Anne Hidalgo, Stéphane Pellet, Jacques Renard et Roger Tropéano, qui sont ici dans cette salle et qui ont travaillé à l’organisation de cette rencontre. Je dois remercier très sincèrement Gérard Paquet, Marie-France Lucchini et toute l’équipe de la Maison des Métallos pour la qualité de leur accueil, leur compétence, leur disponibilité. Je tenais à dire que nous sommes accueillis dans des conditions exceptionnelles.

 

 

Patrick Bloche, député maire du 11ème arrondissement de Paris

 

 


Bonjour à tous,

 

Permettez-moi tout d’abord de vous souhaiter la bienvenue dans le 11ème arrondissement et vous dire ma joie d’ouvrir ces débats dans ce très beau lieu culturel
qu’est la Maison des Métallos; un lieu de confluence qui a pour objectif de faire se réunir des activités qui normalement sont séparées et qui peuvent ici se rencontrer et entrer en dialogue. La réussite de la Maison des Métallos doit beaucoup, cela vient d’être rappelé, à Gérard Paquet et toute son équipe, ce sont les décloisonneurs.


Je veux voir ici un beau parallèle avec l’initiative que constitue l’Argument public, qui a vocation également à provoquer une rencontre entre intellectuels, artistes, et politiques afin de réfléchir ensemble aux grandes questions de sens qui traversent notre société.

 

L’Argument public veut se donner le temps de l’échange et de la confrontation des points de vue. Cette démarche est, je le crois, nécessaire pour préparer sereinement les prochains rendez-vous démocratiques au cours desquels la gauche sera attendue sur des thématiques et des interrogations très précises. Il nous faudra arriver préparés. La question qui nous réunit aujourd’hui fait partie de ces thématiques et interrogations.

 

Dans cette phase introductive aux débats, la modestie s’impose. Pourtant je prendrai le risque de répondre d’emblée, en donnant ma vision personnelle : oui, la  question de l’identité nationale est un enjeu de la gauche ! Et ce, pour une double raison.

 

Tout d’abord, une raison historique, il s’agit de se réapproprier l’histoire pour que d’autres que nous ne la réécrivent pas. Les mots "Nation" et "identité nationale" sont des mots voyageurs qui nous ramènent à la Révolution Française. A l’origine, ils avaient une dimension essentiellement progressiste. Il y a deux siècles en effet, l’avènement de la Nation française s’est fait simultanément à l’apparition de l’expression de la volonté générale issue du peuple.


Il me revient à l’esprit de manière anecdotique le fait qu’il y avait quelques amis de gauche quand nous avons voulu commémorer le bicentenaire de la Révolution il y a une vingtaine d’années dans le faubourg Saint-Antoine, là même ou est née la Révolution Française vers la Place de la Bastille, nous avons intitulé l’association que nous avons crée "Vive la Nation" car ce fut le cri que lancèrent les soldats pour défendre la République alors attaquée de toute part.


L’essor de la Nation au 19ème siècle a été ensuite une marche progressive vers la démocratisation. Il y a donc dans le mouvement d’indentification de la Nation des éléments d’héritage que la gauche française ne saurait ignorer.


Le 19ème siècle se termine pourtant avec deux conceptions de la Nation qui pèsent encore beaucoup aujou d’hui. L’une ouverte, républicaine et patriote, et l’autre, aux antipodes de la première, et qui dans la droite ligne de la pensée de Barrès, ne voit pas dans la Nation l’expression d’une volonté générale, mais bien au contraire, celle d’un non vouloir catégorique. La Nation n’est pas un choix. Elle devient l’acceptation d’un déterminisme. Barrès l’enferme alors dans une logique d’enracinement mais aussi dans une angoisse devant une France qu’il imagine menacée de déclin.

 

Ce sont là deux conceptions de la Nation que l’on a tendance à opposer – de manière définitive – entre une con eption qui serait "de gauche" pour la première et "de droite" pour la seconde. De manière définitive car il y a à droite – pourquoi le nier ? – une vision républicaine de la Nation qui est estimable. Mais ne soyons pas dupes pour autant. L’invocation de l’identité nationale reste pour un pan de la droite – et pas seulement pour une droite extrême –, le moyen de raviver, plus ou moins à mots couverts, la peur de l’autre, la stigmatisation de l’étranger, et à appeler à un sursaut national que l’on croit nécessaire. Ce fut le cas par le passé. Je crains que cette tendance ne soit encore à l’oeuvre aujourd’hui.

 

Et c’est pour cette seconde raison conjoncturelle que l’identité nationale est – ou redevient – un enjeu pour la gauche. Pour la première fois dans l’histoire de la République, l’identité nationale est devenue un champs délimité de l’action gouvernementale. En conséquence, nous devons nous préparer à contester le bilan de cette action. Et plus nous nous serons forgés des convictions, plus notre critique portera. A ce titre, je me réjouis qu’un débat constructif ait lieu ici aujourd’hui.
La notion d’identité nationale est avant tout une notion politique. Et il me semble nécessaire pour la gauche de rappeler la définition qu’elle en a, de rappeler que l’identité nationale est nécessairement ouverte, qu’elle n’est pas quelque chose de figé, qu’elle n’est pas une donnée brute à tout jamais définie. Il nous faut souscrire à cette jolie formule de Fernand Braudel qui rappelle qu’une "Nation ne peut être qu’au prix de se chercher elle-même sans fin".

 

Notre Nation est appelée à évoluer en se nourrissant notamment de l’arrivée de nouveaux arrivants sans pour autant revenir sur des principes essentiels que la
gauche doit défendre sans complexe, citons la laïcité, l’égalité entre hommes et femmes, l’éducation permettant de garantir l’égalité des chances, la solidarité et aussi l’ouverture sur les autres et sur le monde...

 

Parler d’identité nationale pour la gauche ce n’est pas identifier (par ADN notamment) ce qui est français, mais faire que l’on s’identifie à un modèle fait de normes et de valeurs qui s’imposent à nous tous et qui délimitent les règles de notre  "vivre ensemble". Dès lors, est ce que pour la gauche, l’ n peut être fier d’être français ? Pourquoi pas ! Il y a matière à cela. Soyons en convaincus ! Autant que nous devons être conscients des travers passés. Cependant, cette fierté doit être motif à une invitation et non pas à une sélection ou pire encore à la revendication d’une quelconque supériorité.


S’interroger sur l’identité nationale c’est, en des termes plus simples, savoir ce qui "fait un français". Les Constituants donnèrent à la Nation une définition abstraite et juridique. La Nation était cet être collectif nouveau auquel on transférait les attributs de la souveraineté. A la suite, les poètes, les écrivains et les historiens, parfois les trois en même temps comme Jules Michelet l’ont enrichie d’un contenu affectif. Ce qui "fait un français" c’est notamment l’attachement à un passé, à une histoire. Et comme l’a expliqué Alfred Grosser, "c’est moins cette histoire que la conscience que l’on en a qui compte". Car, en effet, l’identité nationale, c’est avant toute chose une représentation de ce que nous sommes. La question de la culture et de l’expression artistique prend alors une dimension fondamentale. Enfin qu’est ce qui fait un français quand ce même français est, nécessairement, également un européen ? Avec l’Europe nous vivons simplement un processus qui consiste de nouveau à refaire la Nation. Le fait de parler de construction européenne est en ce sens très révélateur. L’Europe n’a aujourd’hui qu’une identité provisoire, elle est notre aspiration collective. En la construisant nous prendrons, nous français, conscience d’une part de nous-mêmes... Voilà les quelques éléments de réflexion que je voulais vous soumettre pour ouvrir les débats. Je veux saluer la diversité et les compétences des participants qui vont maintenant se succéder. A tous, je vous redis la bienvenue dans le 11ème arrondissement, dans ce triangle formé par la Bastille, la République et la Nation posant ainsi géographiquement le cadre des débats de cette journée, que je vous souhaite – que je nous souhaite, pour la gauche – , fructueuse. 

 

 

Table ronde n° 1: L’identité nationale : un concept pertinent ?
avec Pierre ENCREVE (linguiste), Daniel MESGUICH (metteur en scène), Gérard NOIRIEL (historien), Catherine TRAUTMANN (députée européenne, PS, ancienne ministre).

Modérateur : Christophe PROCHASSON (historien).


Christophe Prochasson

 

L’intervention de Patrick Bloche est déjà une intervention qui va nourrir le débat qui va suivre puisqu’il a répondu clairement OUI à la question posée et nous allons voir si les participants à cette table ronde le suivent dans cette voie. 


Je voulais dire quelques mots en ouverture de ces débats. Décloisonnons donc, comme le disait Stéphane Fiévet. C’est vrai que les chercheurs en sciences sociales ont le sentiment depuis quelques années que leurs travaux et plus particulièrement leurs travaux sur la Nation et l’identité nationale n’ont pas toujours la chance de passer dans le débat public et d’être entendus et même lus par les hommes politiques. Il ne s’agissait pas là de se jeter la pierre les uns aux autres, je pense que la responsabilité est réciproque. 

 

Trois points pour introduire cette table ronde.

 

Le premier c’est qu’il y aurait une façon très simple, ce qu’il ne faut pas faire dans un débat, de poser le débat autour de l’identité nationale et de la Nation, deux notions qui ne sont pas tout à fait équivalentes. Dans son récent livre, Gérard Noiriel fait remarquer que le terme d’identité nationale est assez récent, ayant surgi dans les années 1970. De manière simple, l’identité nationale va de soi. Etre français correspondrait à une réalité d’expérience, en ce sens, ne pas se sentir français serait trahir son pays, la France, l’identité nationale. Un deuxième discours s’oppose au premier : l’identité nationale n’a aucun sens, le sentiment national est une invention réactionnaire qui ne s’appuie sur aucune expérience et renvoie à l’idéologie. Voilà, en gros les termes du débat, un peu caricatural, mais qui n’a pas épuisé ses effets. Deuxième remarque. Cette conception binaire, n’oppose pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser la droite qui aurait la première version à la gauche qui aurait cultivé plutôt la seconde version. Nous le savons tous, les relations de la gauche avec l’identité nationale sont pour le moins complexes, nous célébrons le quarantième anniversaire de mai 1968, on pourrait rappeler à cette occasion la remarque de Georges Marchais à propos de Daniel Cohn-Bendit parlant d’un "anarchiste allemand". On pourrait aussi, pour être encore plus cruel, rappeler la période de la guerre d’Algérie et le comportement et discours des socialistes à ce moment-là. Troisième et dernière remarque, puis je laisserais la parole à nos intervenants. Les sciences sociales, les historiens, les sociologues ont eu tendance, dans les dernières années, à analyser ce qu’ils appellent la construction sociale et historique du sentiment national, c’est-à-dire de désessentialiser la notion d’identité nationale, de dissiper son évidence, évidence qui se fait avec force et qui en fait toute son efficacité.


Je remarque que ces mêmes sociologues et historiens s’interrogent sur cette notion même d’identité nationale qui est sans doute un mot dangereux, piège sur lequel on s’interrogera. Un livre de Charles Taylor s r les sources, la formation de l’identité nationale moderne montre comment la forme moderne de l’identité suppose la constitution d’une intériorité qui peut s’exprimer. On sait qu’on est composé de multiples fragments d’identité que n’épuise pas l’identité nationale. Nous sommes animés de loyautés multiples et de hiérarchies entre ces loyautés, à la Nation, à la famille, à la religion, au métier, au parti. Vous voyez l’importance et la complexité de cette notion qui s’impose parfois avec trop d’évidence et de facilité. Voilà pourquoi il valait la peine de s’interroger là-dessus.

 

Gérard Noiriel va prendre la parole immédiatement, historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, a énormément travaillé comme
historien et sociologue sur les questions d’identité nationale, il est aussi un des grands spécialistes de l’histoire de l’immigration, voilà un mariage qui a beaucoup détonné dans les derniers mois et les dernières années.

 

Gérard Noiriel

Si j’ai accepté avec plaisir de venir à ce colloque c’est que je suis convaincu que l’absence de circulation, de discussion et de collaboration entre le milieu de la recherche et le milieu artistique est un des problèmes auxquels la gauche est aujourd’hui confrontée. Au-delà des réflexions sur les expériences de chacun, le problème se pose aussi au niveau des pratiques. Il se trouve que j’ai été un de ceux qui ont contribué à la création de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration et j’ai pu me rendre compte des difficultés que l’on pouvait avoir pour faire passer des connaissances, un langage d’un monde dans un autre, c’est un problème très intéressant d’un point de vue intellectuel mais je crois qu’il y a des effets, des conséquences civiques extrêmement importantes.

 

La deuxième chose, liée à la première, est que je défends l’autonomie et l’indépendance de la recherche et du monde intellectuel, je me positionnerais selon l’expression de Michel Foucault comme un « intellectuel spécifique », c’est-à-dire qu’il faut toujours traduire les questions politiques dans un langage de la recherche et réciproquement, on ne peut pas répondre spontanément aux questions. Quand on me demande si l’identité nationale existe ou pas, je ne peux pas y répondre en tant que chercheur, en temps que citoyen peut-être mais pas en tant que chercheur, cela nécessite une réélaboration, se pose ensuite la difficulté de pouvoir faire en sorte que cette réélaboration puisse être utile aux militants, aux acteurs de la vie politique.


Je crois que si on veut caractériser la recherche française et mondiale aujourd’hui sur ces questions-là, on est sorti de cette problématique très présente chez les historiens d’essayer de définir l’identité nationale, ce qu’est vraiment la Nation. Il existe deux tendances. La première tendance viserait à déconstruire cette notion, je renverrais à l’ouvrage de mon collègue Herman Lebovics, qui est d’ailleurs présent dans cette salle La vraie France, ouvrage pionnier ou il a montré comment dans l’histoire contemporaine de la France les mêmes débats resurgissaient à toutes les générations. On a là un apport qui vise à réinsérer dans une profondeur historique les questions que l’on croit nouvelles. L’autre démarche, dans laquelle je me situerais plus volontiers est l’analyse des usages de l’identité nationale en fonction des luttes politiques et de pouvoirs qui existent selon les époques. C’est ce que j’ai essayé de faire dans le petit livre que j’ai écrit A quoi sert l’identité nationale publié dans le cadre de la petite collection du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) que nous avons crée avec des collègues de l’enseignement secondaire et universitaire, pour défendre notre autonomie face aux interventions du pouvoir politique dans nos travaux d’historien. C’est cette perspective que je souhaiterais développer dans les quelques minutes qu’il me reste. Ce n’est pas par hasard que vous avez choisi comme thème de ce débat la question de l’identité nationale. C’est parce que cette question est revenue récemment sur le devant de l’actualité. On peut même dater très précisément le moment qui a déclenché la remise dans l’agenda de ce thème. Ce moment c’est le soir du 8 mars 2007, ou Nicolas Sarkozy, dans le cadre de la campagne électorale, est intervenu sur une grande chaîne de télévision pour dire : « si je suis élu, je vais créer un ministère de l’immigration et de l’identité nationale ».      


La preuve empirique que ce moment a été fondamental, on peut la trouver en consultant les sites Internet des journaux « Libération » qui soutenait Ségolène Royal, « Le Figaro » qui soutenait Nicolas Sarkozy et « Le Monde » qui, officiellement, ne soutenait personne. Le résultat est frappant. Quand vous tapez « identité nationale », vous verrez que jusqu’au 8 mars il n’y a rien, il n’y a pratiquement pas un seul article. 


A partir du 10 mars, c’est l’inflation, j’ai compté 300 articles avec cet intitulé entre le mois de mars et le mois de juillet. Cet exemple montre, à mon sens, comment fonctionne le pouvoir dans une société démocratique. Il consiste non pas à imposer ses réponses, mais à imposer ses questions. Nicolas Sarkozy a réussi à mettre au centre de la campagne électorale une énième polémique sur l’identité nationale, parce qu’il avait intérêt sur le plan électoral à privilégier ce thème. Là, on s’aperçoit qu’on vit aujourd’hui la répétition d’un phénomène que les gens de ma génération ont vécu en direct, en tant qu’acteur, dans les années 1980 avec l’émergence du FN et l’imposition du FN dans le champs politique français s’est déjà fait autour de la question de l’identité nationale. De fil en aiguille, tout le monde a fini par prendre au sérieux ce sujet, y compris les historiens, comme Fernand Braudel avec son livre sur l’identité de la France. C’est d’ailleurs en réaction à ce livre, que j’ai moi même écrit Le creuset français. La question qu’on est amené à se poser : est-ce qu’on reprend à son compte cette expression, en la légitimant, c’est ce que Ségolène Royale avait fait pendant la campagne électorale en sortant le petit drapeau bleu blanc rouge. Elle a donné ainsi une légitimité à la question de l’identité nationale, lancée par Nicolas Sarkozy L’autre solution est de dire que c’est un faux problème.


Mais dans ce cas là, on disparaît des médias, on est marginalisé du débat public. La question à laquelle on arrive est évidemment de savoir pourquoi ce thème de l’identité nationale est aussi efficace sur le plan politique. A mes yeux, la raison fondamentale tient au fait que l’identité nationale fait partie de ces multiples identités latentes que nous avons intériorisées et qui peuvent être réactivées dans certaines circonstances. L’identité nationale peut être réactivé dans les contextes de guerre. Mais aussi en période de paix, du fait même qu’il existe un droit de la nationalité depuis 1889, du fait même que l’Etat nous pénètre jusqu’à la moelle, y compris dans la langue que nous parlons. C’est donc un facteur qui peut être facilement mobilisé politiquement.

 

Le deuxième élément qui est récurrent, c’est dans ce que j’appellerais le discours classique de la droite que je définirais comme nationaliste, sans donner un
sens forcément politique à ce mot. Le nationalisme pour moi, c’est la connexion entre la question de l’immigration et la question de l’identité nationale. Dans le cas français, ce qui n’est pas forcément exact tous les pays, on peut constater que l’expression « identité nationale » a toujours été mise en circulation par rapport au débat sur l’immigration. Donc, aborder la question de l’identité nationale en liaison avec la menace de l’immigration, c’est le thème récurent depuis Barrès, depuis le moment ou la question de l’identité nationale a basculé à droite. Il faut constater que ça a une efficacité à toutes les époques parce que ça se greffe sur d’autres facteurs comme le facteur sécuritaire etc. Il y a toujours eu une difficulté pour la gauche à affronter ces questions-là.

 

Je conclurais là-dessus, si on veut faire une analyse critique, par rapport à un engagement de citoyen, on un sentiment d’une difficulté pour ne pas dire plus, d’un sentiment d’impuissance. Quand j’ai commencé mes recherches, le Front National était à moins de 5%, on considérait dans les années 1970, quand j’étais étudiant que ces questions d’identité nationale étaient du passé, on les voit ressurgir à l’extrême droite, puis par une partie de la droite.

 

Puis, je me rends compte que ce n’est pas qu’un problème français puisqu’il y a une tendance qui transcende aussi la réponse à cela. Je crois qu’il y a un travail de fond à mener, sur lequel on ne peut pas espérer progresser au dernier moment, dans un contexte électoral en disant « Vive la Nation », il faut un travail de fond qui vise aussi à trouver un langage pour prévenir un certain nombre de gens de toutes les dérives auxquelles peuvent mener ces discours et cela passe par autre chose que d’activer une sorte de fierté, de sentiment national.


C’est un travail de fond qui doit être mené pour trouver des moyens de rassembler les différentes composantes du milieu intellectuel et militant pour proposer d’autres possibilités d’identification car, évidemment, qui dit identification latente dit possibilité de construire des discours qu  ne soient pas focalisés sur la question nationale. Le discours social, traditionnellement porté par la gauche, apparaît ici comme la grande alternative au discours national. Je pense que, globalement, il y a une différence entre la droite et la gauche sur la façon d’aborder la question nationale. Dans le petit travail, dont j’ai parlé toute à l’heure, j’ai mis en valeur les différences dans la façon dont Ségolène Royale et Nicolas Sarkozy ont évoqué la Nation. Dans le cas de Nicolas Sarkozy, la connexion entre la question de l’immigration et celle de l’identité nationale est évidente, alors que dans le discours de Ségolène Royale, il y a une volonté de réaffirmer la fierté d’être français mais ce n’est pas connecté à la dénonciation et à la stigmatisation de l’immigration. C’est quand même une des choses qu’il faut rappeler pour donner un sens à un vote de gauche parce que le contexte est difficile. Il y a une tendance aujourd’hui chez certains désenchantés de la politique à se réfugier dans l’hyper critique. Cela me paraît dangereux. 

 

Daniel Mesguich


Je ne sais pas si on va changer de langage, sans doute le mien sera très naïf, non pas parce que je serai naïf personnellement - encore que je le suis peut-être - mais le fruit de l’expérience que je peux avoir m’autorise à dire quelques mots malgré tout. Je n’userai sans doute pas des 10 minutes, je parlerai sans doute moins. Je remarque cependant une chose, c’est que chaque fois qu’on invoque l’identité nationale c’est parce qu’il y a une réduction de la place de la France dans le monde, systématiquement. Je ne dit pas que c’est ce que nous faisons ici, ici nous essayons au contraire de dire, d’analyser et de comprendre les choses Mais à chaque fois qu’on invoque l’identité nationale c’est parce que ça va mal et chaque fois il y a réduction de la place de la France dans le monde. Pourquoi ? Parce que la place de la France dans le monde c’est une chose qui ne se dit pas, c’est toujours après coup que ça a lieu.


Il vaut mieux, me semble-t-il, ne pas chercher à être français et c’est ce qui s’est passé systématiquement dans l’histoire, chaque fois que des français ont été universels, ont parlé pour l’universel, après coup, on a dit : "Ah la France, quelle merveille !". Mais, ils n’ont pas cherché à être français quand ils inventaient les choses universelles que nous connaissons tous, la révolution par exemple et bien d’autres choses encore.


Autrement dit, c’est un petit peu comme un personnage au théâtre. Un personnage de théâtre, si on le voit devant soi comme une personne… Je pense pour ma part qu’un personnage n’est pas du tout une personne, c’est un faisceau de forces, ce sont des flux qui se promènent, et qu’on veut, comme dit le public, "entrer dans la peau du personnage" avec tout ce que ça a de dégoûtant, pensez-y, on ouvre la cage thoracique, etc. Si ce n’est pas une personne, si on fait des choses au théâtre sur une scène et qu’après coup ça aura fait un personnage, ça aura ressemblé à quelque chose, mais après coup. C’est un programme qu’on se donne et non pas quelques incarnations de naissance.


Je crois que c’est la même chose pour l’identité nationale. Il me semble qu’au fond, moins on y pense, mieux c’est.


Je ne suis pas linguiste et je n’oserais pas me lancer dans une analyse étymologique ou sémantique des mots d’"identité" et de "nation", mais j’entends quand même quelque chose. "Nation" vient de "natus", veut dire qu’on est né là et "identité" veut dire qu’on est pareil que l’autre, je me dis que ces deux choses ne sont pas bonnes. Etre né quelque part, comme le disait Brassens, ce n’est pas très intéressant, d’autre part, pourquoi je serais pareil à l’autre ? Au contraire, il me semble que le lien, qu’il soit social, politique ou national, se fait systématiquement quand on préserve la singularité de chacun. Je pense que les sans-papiers le diraient aussi bien que moi.


Je crois d’autre part que ce qu’on pourrait appeler cette "identité", c’est quelque chose qui devrait nous délier, pas nous lier, c’est en se déliant qu’on se lierait. © L'argument public – Droits réservés. Page 12 sur 59 Je m’explique. Chaque fois qu’on invoque quelque chose, le mot "parti" a été dit tout à l’heure à propos des diverses loyautés que nous pouvons avoir vis-à-vis de telle ou telle communauté (métier, parti, religion, etc.). Le mot "parti" ressemble un peu au mot "patrie" et la patrie, c’est la loi du père, on retrouve cela dans la notion de nation, qui sont des concepts totalement différents, le parti suppose aussi le père. Je ne dis pas qu’il ne faut pas être dans un parti, travailler, se regrouper, militer, mais je pense que chaque fois que c’est au nom de quelque chose qui précèderait le contenu, l’acte, l’action, il y a sclérose et quelque chose qui ressemblerait à du fascisme, qu’il soit lepénien, celui de l’URSS ou celui de Mao Tsé Toung. Systématiquement, quelque chose de plus fort précède ce vide.


La France d’aujourd’hui ressemblerait à un parti selon ce concept si l’on veut bien penser que ce n’est pas à l’intérieur de frontières. Par exemple, on parle là de la France comme si on était tous français, nous savons d’autre part qu’il y a des français qui détestent la France en ce moment même, ce sont des communautés maghrébines, africaines, asiatiques etc., et chaque fois qu’on parle de la France avec eux, c’est un torrent d’injures, ne nous voilons pas la face, ne nous bouchons pas les oreilles.


Que veut dire cette histoire-là ? Je pense que systématiquement quand on considère la Nation comme une équipe de foot, PSG contre OM, la France contre je ne sais quel autre pays. Chaque fois que c’est une équipe de foot, évidemment, le concept de nation devient débile, d’ailleurs soutenir une équipe de foot c’est débile. Je pense que tous les ennuis viennent de là. Maintenant, comment pourrait-on inventer quelque chose qui s’appellerait l’identité, au sens noble du terme, au sens où nous trouverions un lien, comment parler de nation sans parler du fait qu’on est né, qu’on est fier d’appartenir à telle communauté plutôt qu’à telle autre etc. ? Comment parler de nation parce que cela veut dire que des entités étranges, difficiles à analyser comme, par exemple la langue, la ou les cultures, l’entrecroisement de ces cultures, comment parler noblement d’identité et de nation ?


Je pense que c’est en étant luxueux comme on peut le vérifier dans l’histoire. Ici, c’est encore l’homme de théâtre qui parle, mais je crois que c’est à chaque fois qu’on a dépassé le but, qu’on a pensé au-delà de la nation et au-delà de l’identité. Par exemple, Malraux et Jeanne Laurent ont été au-delà du théâtre en imaginant quelque chose d’autre, qu’on pourrait appliquer partout dans le monde et pas quelque chose de typiquement français.
Je crois que c’est très important et le luxe n’est pas une façon personnelle, élitaire que j’aurais de décrire la chose. Hier soir encore, j’étais dans une maison qui s’appelle "La Moquette" dans le quartier Latin et qui est la maison des SDF, je passais la soirée à parler de théâtre avec des personnes. Quand on se quittait, moi je rentrais chez moi, mais eux retournaient dans la rue. Entre-temps, on a parlé et c’était un débat d’une hauteur incroyable, j’ai rencontré des gens d’une culture immense, il y a peut-être d’ailleurs des professeurs à la rue, il y a peut-être aussi des ingénieurs. Et si ces personnes, qui n’ont pas le nécessaire, demandaient le luxe ? Le nécessaire, ils s’y étaient faits, c’est horrible à dire, mais ils savaient qu’il n’y avait pas de moyens. Mais, nous avons parlé de Jean Vilar, d’Antoine Vitez, de Meyerhold et de  Stanislavski, je ne m’y attendais pas du tout.


Chaque fois que la France dépasse son but, alors on peut parler véritablement d’identité nationale, sinon, quel est l’intérêt, c’est pas le PSG, la France.

 

 

Pierre Encrevé et Catherine Trautmann

 

Pierre Encrevé


Je suis très content de parler après Gérard Noiriel et Daniel Mesguich, ils ont tous les deux dit des choses avec lesquelles je suis en parfaite continuité. Sur le thème général de ce colloque : "L’identité nationale, un enjeu pour la gauche ?", et plus particulièrement sur l’interrogation adressée à cette table ronde : "L’identité nationale, un concept pertinent ?", j’aurais tendance à être abrupt. Non, je ne pense pas que "l’identité nationale" – cette expression absente du vocabulaire politique démocratique en France avant que Jean-Marie Le Pen ne la place au coeur du débat public depuis une vingtaine d’années – puisse être un enjeu pour la gauche, car je ne crois pas que ce soit un concept pertinent. Trop souvent la gauche se laisse entraîner sur ce terrain par des rhétoriques douteuses, sur le thème : "Il ne faut pas abandonner la nation à la droite !" Ce paralogisme et ses semblables doivent être refusés : dans le contexte politique actuel, récuser le pseudo-concept d’identité nationale ne revient nullement à abandonner le concept de nation. Au contraire, je crains que ce soit précisément en acceptant l’imposition d’un lien "naturel" entre nation et identité que l’on abandonne le concept de nation propre à la gauche et, plus généralement, à la pensée républicaine depuis la Révolution.


Importer dans la campagne présidentielle la relation d’opposition, d’inspiration typiquement nationaliste, entre immigration et identité nationale, consistait à la légitimer de fait, comme l’ont compris immédiatement aussi bien la Présidente du Comité de soutien de Nicolas Sarkozy, Simone Veil, qui déclarait à Tribune juive : "Pour moi, c’est plus qu’une imprudence. C’est plus grave.", que la candidate du Parti socialiste, Ségolène Royal avec son exclamation spontanée "C’est ignoble !". La gauche et la droite peuvent et doivent s’en tenir à cette fermeté, car tenter de se réapproprier l’expression d’ "identité nationale" dans de telles conditions serait d’abord une capitulation intellectuelle et idéologique.


Mais plutôt que d’aborder ce qu’on appelle généralement le fond de la question, je préfère réagir avec des arguments de linguiste et de sociolinguiste, comme je suppose qu’on l’attend de moi.


Je ne crois pas que l’ "identité nationale" soit un "concept", au sens technique du terme en épistémologie. C’est une expression qui, comme tous les mots et expressions non précisément élaborés et définis, tient son sens de l’usage qu’on en fait dans des situations sociales et des contextes discursifs déterminés l’imprégnant de connotations durables. Un terme entraînant avec lui l’histoire de ses utilisations, il en est que certaines d’entre elles contaminent et rendent, pour un temps, inutilisables : grillés. L’adjectif "national" est un mot qui a beaucoup souffert au XXe siècle dans nombre d’emplois. Le parti d’Adolf Hitler a définitivement disqualifiée l’expression "national-socialisme", et du même coup celle de "socialisme national".


 "Révolution nationale" a eu jadis des emplois innocents, mais l’usage qu’en a fait Philippe Pétain entre 1940 et 1944 l’a irrémédiablement corrompue. De même, le nom du mouvement de Résistance créé en 1941 à l’initiative du Parti Communiste pour réunir des résistants de toute obédience sur l’ensemble du territoire national, le "Front National", était tout à fait approprié, et sonnait indiscutablement de gauche. Mais trente ans plus tard, l’extrême droite s’en est emparé, en a détourné radicalement le concept, rendant ce nom irrécupérable par qui que ce soit d’autre pour nombre de décennies. Il en va désormais de même pour l’expression de "préférence nationale", chacun le sait, mais c’est tout aussi vrai pour celle d’ "identité nationale", et je m’étonne qu’on puisse s’interroger là-dessus. Depuis que l’extrême droite a fait main basse sur elle, et l’a cuisinée à sa sauce dans une opposition systématique à celle d’immigration , rien ne serait plus déraisonnable que de chercher à la lui reprendre : elle doit rester en quarantaine.


Quand on prend pour objet la langue, on découvre pourtant un emploi de l’expression d’ "identité nationale" qui échappe à son actuelle contamination politique, mais dans une tout autre acception où c’est un concept, en effet, un concept juridique d’emploi administratif, qui vise l’identité d’un individu en tant que citoyen d’un État. La carte nationale d’identité établit précisément "l’identité nationale" d’un individu, c’est-à dire sa citoyenneté, concept bien construit et qui ne souffre d’aucune équivoque ou ambiguïté coupable.


En France, comme aux Etats-unis par exemple, l’identité nationale s’acquiert notamment par le droit du sol, salutaire conception qui ne s’embarrasse d’aucune caractéristique discriminatoire. Cette "identité nationale" de chaque citoyen ne définit aucune "nature" ethnique, religieuse ou culturelle, ni même historique : pur instrument de classement, elle établit seulement l’appartenance juridique à une communauté politique. Elle n’a pas d’autre contenu et, chose très remarquable, elle peut être plurielle : un même individu peut avoir plusieurs identités nationales, selon les législations particulières des Etats en cause. Cet emploi est sans reproche, et contrecarre radicalement l’usage nationaliste de l’ "identité nationale" comme antonyme de l’immigration. Tout enfant né en France, quelle que soit l’origine de ses parents, sa langue, sa religion ou sa conception du monde peut obtenir l’identité nationale française. L’identité nationale ici ne désigne pas une prétendue identité de la nation mais l’appartenance d’un individu à une ou plusieurs nations. Et la nation, désencombrée de toute présupposition identitaire, se compose à tout moment de l’ensemble de tous ses membres dans leur inépuisable pluralité. En dehors de cette utilisation impeccable et qui renvoie à la nation comme communauté de choix et non comme communauté de nature ou de culture, l’expression "identité nationale" semble aujourd’hui quasi indissolublement liée à des emplois qui la disqualifient. Ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’expression "identité de la France", qui ne lui est pas du tout synonyme et qui, loin de renvoyer à une essence imaginaire de la nation, devrait toujours renvoyer à l’histoire réelle du pays. Là où désormais l’usage d’"identité nationale" prétend naturaliser, "identité de la France" doit au contraire servir à historiciser - reconstruire la genèse nationale et déconstruire l’essentialisme nationaliste.


 Pour le faire entendre, je voudrais m’arrêter sur un des éléments majeurs qu’on relie indûment à la prétendue identité nationale, alors qu’on doit le penser dans le cadre d’une identité historique de la France saisie dans son évolution permanente : la langue française.


Comme on sait, depuis 1992, la langue française est inscrite dans la Constitution à l’article 2. Mais a-t-on bien noté qu’elle n’y est pas désignée comme "langue nationale" ? Le même article 2 énonce que "L’emblème national est le drapeau tricolore bleu, blanc, rouge", et que «L’hymne national est La Marseillaise". Mais pour la langue, il écrit : "La langue de la République est le français". Je crois que le constituant a fait là un excellent choix, assurément influencé, à juste titre, par l’expression d’"École de la République" qui vise le lieu symbolique où s’enseigne aujourd’hui le français à tous les enfants sur la totalité du territoire français – à l’exception infime de quelques zones reculées du département de Guyane où nos jeunes concitoyens amérindiens continuent à ne parler que les langues de leurs parents, ces magnifiques langues de France, d’une ancienneté immémoriale et dont, ici, nous ne savons même pas les noms : le wayampi, le wayana, le kalipur, l’arawak, le kali’na ou encore l’émerillon…


Langue de la République, c’est-à-dire langue de l’État français dont le régime politique est républicain, le français n’a jamais été limité au territoire actuel de la France, et longtemps n’en a couvert qu’une partie. En ce sens, c’est depuis toujours, une langue transnationale, sans rapport de dépendance avec les frontières de la France politique, et sans rapport génétique avec la nation France, qui se constituera des siècles plus tard - en prenant incontestablement appui sur elle, d’ailleurs. La lingua romana, c’est-à-dire la langue romane d’oïl qui est devenue aujourd’hui le français moderne, s’est étendue depuis le IXe siècle à la Belgique et à la Suisse romande tout autant qu’au nord de la France actuelle, tandis qu’au sud se développait une autre langue romane, la langue d’oc, l’une et l’autre développant nombre de variétés régionales. Cette transnationalité de naissance est d’ailleurs, avec son extension coloniale ultérieure sur d’autres continents, la meilleure chance de survie du français dans l’avenir prévisible.


Autre aspect essentiel, cette langue de la République qui, aujourd’hui, permet l’intercompréhension entre pratiquement tous les habitants du pays, et avec tous les francophones ne relevant pas de la nation France, est d’abord un produit de l’immigration : s’il y a beaucoup de langues issues de l’immigration sur notre territoire, c’est premièrement et par excellence le cas du français. Et doublement. D’abord, parce que la langue française moderne est la forme actuelle du latin vulgaire des soldats, marchands et colons romains ayant migré en Gaule à partir du premier siècle avant Jésus-Christ à la suite de la conquête menée par Jules César. Ensuite, par son nom : le français. Dérivant du parler de Rome, notre langue aurait dû continuer à porter son nom originel de lingua romana. Mais d’autres migrants, les Francs, ayant pris à leur tour le contrôle du territoire, abandonnèrent vite leur langue propre, le francique, pour celle des habitants des lieux où ils s’étaient installés et, à terme, lui donnèrent leur nom : la langue romane finit par s’appeler le français.


Ainsi les membres de la nation française parlent-ils presque tous aujourd’hui une langue venue d’Italie et qui porte le nom d’immigrés germaniques descendus du nord de l’Europe…Si la langue était un trait identitaire de la nation, il serait en France indissociable de ces deux immigrations massives. N’oublions pas qu’il a fallu plus d’un millénaire pour que l’ensemble des habitants de notre pays pratiquent quotidiennement ce créole du latin devenu, entre temps, une grande langue de culture. Lorsque la Révolution promut le sens moderne du mot "nation", quand elle fit de la nation le dépositaire exclusif de la souveraineté politique, quand l’Abbé Seyes, dans Qu’est-ce que le Tiers État ?, énonça sans nuances : «Le Tiers embrasse donc tout ce qui appartient à la nation, et tout ce qui n’est pas le Tiers ne peut pas se regarder comme étant de la nation», un tiers à peine de ce Tiers s’exprimait en français. Et quand Kellermann, à Valmy, le 29 septembre 1793 fit retentir ce cri absolument nouveau sur un champ de bataille de "Vive la nation !", devant les régiments du duc de Brunswick qui ne manquaient pas d’officiers émigrés francophones, il était à la tête de troupes françaises parlant majoritairement les langues que nous appelons aujourd’hui régionales : la nation qui surgissait si fièrement à la face du monde était une communauté polyglotte – raison pour laquelle jusqu’à la Terreur les lois de la République étaient traduites dans les grandes langues régionales. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que pratiquement tous les citoyens de la France politique, DOM et TOM inclus, sont devenus réellement francophones et reliés de fait, par quelques milliers de racines, à la langue des légions romaines qui avaient fait plier le genoux à "nos ancêtres les Gaulois"….


Il faut résolument refuser toute identification forcée entre une langue et une nation. Renan l’affirmait déjà en 1882 dans son célèbre Qu’est-ce qu’une nation ?, où il donnait en exemple la Suisse "si parfaitement faite" avec ses quatre langues. Mais aujourd’hui, s’agissant de notre nation, enfin résolument inscrite dans le cadre européen, c’est surtout l’existence d’une francophonie maternelle non française, mais belge, luxembourgeoise, suisse, et encore canadienne, qui y oblige. La langue française n’est pas notre propriété privée. S’y ajoute un élément interne: l’extraordinaire richesse linguistique de la France et de la nation française. Quand le Premier ministre Jospin a voulu, en 1999, faire ratifier par le Parlement la signature par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, il a demandé à sa ministre de la Culture, Catherine Trautmann, que des linguistes établissent la liste des langues auxquelles on pourrait appliquer la Charte : les DOM et les TOM faisant partie de l’indivisible République et les langues qui y sont parlées devant, par conséquent, être retenues, la liste validée par le Premier Ministre a recensé plus de 75 langues de France. Encore ne s’agit-il pas d’une liste large mais très restrictive, en réalité, puisque l’enquête "Famille" de l’Institut national d’études démographiques menée en 2003 sur 380 000 foyers, la plus vaste jamais menée en France sur les pratiques langagières, a révélé que plus de 400 langues différentes avaient été transmises des parents aux enfants en France métropolitaine au cours du XXe siècle. À quoi il faut encore ajouter que de plus en plus de Français parlent l’anglais et l’utilisent régulièrement dans une partie au moins de leur activité professionnelle.


 L’identité linguistique de la France, comme son identité tout court, est en recomposition perpétuelle. Au lieu de la figer dans un passé mythifié, mieux vaut la considérer telle qu’elle vit et bouge : plus que jamais inséparable des mouvements migratoires par lesquels des citoyens Français quittent la France pour s’installer ailleurs, pratiquant d’autre langues sans perdre la leur ni leur nationalité, tandis que des étrangers aux multiples langues maternelles deviennent français en intégrant ici leurs apports propres. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, les hommes se déplacent à la surface de toute la planète et forment des communautés de statuts divers qui se font, se renouvellent, se défont, se refont, jamais identiques mais jamais sans histoire. Aucune définition identitaire ne peut rendre compte de cette fluidité existentielle des constellations de citoyens.


"Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel, écrivait Renan en 1882. Elles ont commencé, elles finiront." La France non plus n’est pas éternelle, ni en arrière ni en avant de nous, contrairement au rêve gaulliste. Mais les lieux traversent les temps. L’identité à tous égards des habitants de ce pays a toujours été plurielle et le restera. C’est ce qu’on peut lui souhaiter de meilleur.

 

Catherine Trautmann


Le titre de cette rencontre, qui, je crois, est très opportune et rassemble des personnes d’expériences différentes, (et peut-être en ce qui concerne cette table ronde, de réflexions convergentes) est bien : "est-ce que c’est un enjeu pour la gauche ?" .


Pour moi, l’identité nationale est un immense risque pour la gauche. La question est de savoir jusqu’à quel point elle se risque à utiliser cette expression et comment elle peut sortir de ce lacet ottoman qui, depuis un certain temps, la fait osciller entre affirmation et culpabilité. L'affirmation pour la gauche, c'est lorsque les socialistes disent : la Nation est notre affaire, elle l’a toujours été, tantôt nous l’oublions, tantôt nous sommes ramenés par la droite à la retrouver, mais pour nous, la Nation c’est la République. C’est la justification. La droite nous accuse de ne pas aimer la Nation, pourtant nous aimons la France, pourquoi se justifier quand la Nation est une affaire de citoyenneté, est une affaire politique et que la République est précisément, non pas la définition d’une identité, mais la définition d’un espace de droit, d’un espace politique qui est, en quelque sorte, des territorialismes.


Nous sommes donc devant un risque et je crois qu’il est majeur. Enfin, je vais vous dire franchement, pour ce qui me concerne, je déteste cette expression et je la déteste depuis que je suis enfant, parce que l’identité nationale ça ne pouvait jamais faire de moi, comme alsacienne, une française à part entière et ça, c’est quelque chose de pénible. Selon cette définition, jusqu’au chancelier Schröder, qui a bien voulu sortir de la référence au droit du sang pour se référer au droit du sol à la manière de la France et de la République, on aurait pu dire à tout moment : les Alsaciens, qui ont une part d’héritage par leur famille, c’est-à-dire une filiation familiale dans laquelle aucun choix n’a jamais été demandé à ces gens qui ont changé en un siècle (le 19ème) cinq fois de nationalité, ce qui prouve que non seulement la notion d’identité introduit l’idée de cumul mais aussi du changement et d’un changement imposé pour ce qui a été une partie des citoyens français.


Donc, je n’aime pas cette expression et je vais tenter de dire pourquoi, à mon sens, elle est un risque pour la gauche et pourquoi nous avons à répondre à la question qui est posée au travers de ce concept.


Je crois que, d’abord, on peut poser la question à partir des droits de ce qui est présenté par la gauche comme définissant la nation, c’est-à-dire comme une communauté de droit et une communauté dans laquelle l’égalité de droits est fondatrice au même titre que la liberté ; c’est la notion de l’origine, la nation définie dans ce principe émancipateur et qui constitue une communauté qui redonne une filiation, dans un autre ordre que celui de sa condition sociale, de sa région. C’est ce qui crée au fond une unité territoriale et les prémisses de ce qui va devenir et qui est aujourd’hui notre cadre, un Etat de droit.


Il me semble que la gauche doit pouvoir interroger davantage cette notion d’égalité de droit et la mettre en regard de la laïcité.


Aujourd’hui, si on observe la manière dont dérive le débat sur la question de l’identité, on oscille entre la définition ethnique, c’est la question de l’origine, et la question religieuse, où une religion est plus particulièrement marquante et marquée, l’islam. Cette religion a fait irruption, au même titre que l’étranger, dans notre débat et elle est très présente, mais pas comme participante à plein titre de la société. L’islam a d’abord été considérée comme une religion de l’étranger, elle a été traitée comme telle et non pas dans le cadre de la responsabilité laïque de l’Etat qui s’exprime dans la neutralité qui est sa position à l’égard des confessions, des philosophies et des opinions.


Ce qui crée l’égalité est en même temps la façon dont la référence à l’autre sort de la référence identitaire. Ce qui fait que je suis l’égal de tout autre français ou française n’est ni mon sexe ni mon nom ni ma condition d’origine ni ma région, mais c’est que je suis une citoyenne. La neutralité de l’identité de citoyen est cette deuxième part de l’identité démocratique.


L’identité démocratique a une part réelle, physique, temporelle, qui est celle du lieu où l’on est, de l’histoire personnelle qui appartient chacun. L’identité démocratique est aussi celle que l’on acquiert dans l’ordre du droit, de la Nation ; c’est précisément là qu’il y a contradiction entre ce qui rend identique un citoyen à un autre, ce qui le rend semblable et pas ce qui le différencie sous l’angle de ce qui le caractérise comme individu particulier, ce qui l’individualise, c’est-à-dire son identité. Pourquoi la laïcité est-elle mêlée à cela ? La laïcité est précisément ce lien très fort qui lie les Français entre eux et à l’Etat, c’est l’Etat qui protège ces libertés et garantit cette égalité.


C’est cette neutralité qui permet à chacun de croire ou de ne pas croire, d’avoir une conviction de droite, de gauche, d’extrême droite à la limite, mais c’est en tout cas sa propre liberté. Celle-ci est garantie, elle doit être reconnue entre citoyens. Cette référence profonde fait qu’au regard de l’évolution des droits et en particulier de l’égalité, nous voyons bien que cette notion référentielle première et profonde est à l’origine de cette notion de citoyenneté. Il y a bien la composition d’un corps social et ce corps social trouve par les socialistes et par la gauche cette identité commune de citoyens qui provient de l’éducation, de cette édification de l’être où chacun part avec les mêmes chances, le même respect, la même considération et trouve dans la République les conditions et les garanties de son édification.


La République est une création, une volonté et aussi une chose intellectuelle et politique, elle n’est pas une réalité complète. Bien sûr, elle a une dimension sociale et territoriale, mais chaque fois que la gauche accepte d’en venir à la question de l’identité, elle revient sur le terrain où elle abandonne son rôle, la construction volontaire du contrat social qui lie les citoyens et les garanties de la République qui protègent et qui donnent les conditions de l’édification. Lorsque l’ancien ministre de l’Intérieur a nommé un Préfet parce qu’il était musulman et l’a dit, nous sortions de la laïcité républicaine.


Lorsque nous donnons à la laïcité une composante, une notion, un sens identitaire en le fixant strictement et seulement sous l’angle de la religion, alors nous la limitons. Pour moi, la laïcité est ce qui fonde de manière essentielle la relation entre les citoyens, la relation à l’autre, elle permet de reconnaître l’altérité égale. Ce qui fait de moi un être différent, ce qui a été la revendication du droit des femmes par la reconnaissance de leur différence, ce qui était la revendication de toute minorité de pouvoir être reconnue depuis les protestants et l’édit de tolérance jusqu’à aujourd’hui la tolérance 0, nous avons comme réponse à ce qui est le risque de toute société d’être victime de la violence réciproque, de la violence réplique dans laquelle la loi n’a pas sa place. Nous avons avec la laïcité l’établissement d’une altérité égale et donc d’une règle de droit.


Le premier point sur lequel la gauche doit être présente c’est la redéfinition de cet Etat de droit fondé sur la laïcité revisitée.


Le deuxième point sur lequel la gauche doit être présente c’est la citoyenneté de résidence, qui permet de sortir du piège de l’origine.


Je tiens là à raconter une anecdote. Nous avions travaillé entre Strasbourg et Vaulxen- Velin, commune de la banlieue lyonnaise, dans une classe, les enfants se présentaient en disant : "Moi je suis Mohammed, français d’origine marocaine", puis Saïd disait : "Moi, je suis français d’origine algérienne" etc. Arrive Brigitte qui dit : "Je suis Brigitte, je suis française, sans origine". Depuis ce jour, j’ai beaucoup médité sur cette phrase. Qu’est ce qui fait que cette enfant considérait que ses copains avaient quelque chose de plus qu’elle ? Qu’est-ce qui faisait que ses copains étaient obligés de dire leur origine en plus du fait qu’ils étaient français ?


Il y a là tout le noeud entre cette place donnée à l’immigration selon ce qui fait qu’on ne peut pas parvenir au choix de cette citoyenneté, qu’on y voit pas les étapes pour l’atteindre mais qu’on a beaucoup plus, par la référence de l’origine nationale, la sûreté de pouvoir être reconnue dans une véritable identité. C’est le contraire du premier, l’identité rappelée par son origine nationale est la manière la plus sûr quand on est considéré comme un immigré non encore intégré, quand on est un Français, c’est une façon de redire qu’on a une identité.


D’où la politique d’immigration et son danger quand elle est aujourd’hui prônée par un ministère qui n’hésite pas à faire de ces citoyens français des sans-papiers. J’étais hier avec des gens du voyage qui, lorsqu’ils ne peuvent pas faire état d’une véritable résidence, n’ont pas la possibilité de déclarer une entreprise et ne peuvent pas avoir de carte d’identité.


Pour moi, il manque un mot dans ces cas-là à l’identité nationale, c’est la carte d’identité nationale, c’est d’abord un concept administratif.


Au-delà de l’origine, il y a bien sûr le risque communautaire et, en regard de ce risque communautaire, la revendication qui me paraît devoir être celle de la gauche est d’associer citoyenneté de résidence et une certaine forme d’internationalisme, voir d’acceptation du cosmopolitisme. À l’instant, Pierre Encrevé nous disait qu’il y avait 400 langues en France, la diversité culturelle ne doit pas être la tolérance d’une juxtaposition de nationalités, de langues et d’identités. La diversité culturelle est un concept, une notion qui fait qu’après la guerre entre les peuples, il faut construire la paix entre les hommes, pour cela il faudrait leur reconnaître la capacité d’être un locuteur, de disposer d’une langue, d’avoir une identité nationale administrative, d’avoir des droits de citoyens.


C’est pour cela que la gauche doit pouvoir redéfinir un véritable Etat de droit, doit pouvoir donner les contours d’une citoyenneté de résidence qui permette à tout étranger vivant sur notre sol de ne pas être en situation où il ne dispose d’aucune identité, d’aucune reconnaissance et d’aucun droit. Il doit y avoir aussi dans cette reconquête de la culture par cette réflexion sur la République la possibilité de réaffirmer que la République s’inscrit dans un ensemble international et d’abord l’Europe qui permet de dépasser la notion d’identité nationale puisque lorsqu’on est en Europe, il ne peut plus y avoir une opposition entre les Nations, il y a bien abandon de tout désir d’empire pour constituer l’Union Européenne, il ne peut y avoir ni pays dominant ni colonisation.


Mais, nous n’en avons pas fini, lorsque nous parlons de repentance, de mémoire, de commémoration pour éviter de traiter de la question de la responsabilité historique. Lorsque nous traitons de l’Europe sous l’angle de ses symboles et de ses avantages plutôt que sous l’angle de cette histoire commune que nous devons fabriquer ensemble ; il y a un choix, une déterritorialisation de la notion de citoyenneté qui permet d’élaborer un partage, un avenir, une histoire, qui additionnent les identités et dépassent les mémoires individuelles.


Questions de la salle


Question : Tout à l’heure, vous avez dit que les artistes avaient des réponses et des solutions pas très claires, je ne vois pas les choses comme cela. En général, ce qu’il faut reconnaître c’est que l’artiste a besoin de liberté, mais surtout il est la personne de la transgression. S’il n’y a pas transgression, il ne peut pas y avoir de phénomènes qui permettent d’activer des idées. On peut être artiste et intellectuel, on peut être artiste sans être intellectuel. J’espère qu’il y a des artistes praticiens dans ce colloque car ce sont eux qui sont des aiguillons.


Daniel Mesguich : Je suis entièrement d’accord, bien évidemment.

 

Question : Je suis membre de la Ligue des Droits de l’Homme, qui anime des débats dans toute la France cette semaine pour la votation citoyenne, pour faire voter des gens afin de demander le droit de vote aux élections locales à tous les résidents étrangers.

 

Question : J’ai des origines japonaises, alsaciennes, bourguignonnes, occitanes, champenoises et je suis né en France, j’aime la langue française mais je sais qu’on a appliqué cette langue à coups de bâtons. Je crois que depuis mon plus jeune âge, sachant que je venais d’origines différentes, je n’ai jamais eu un regard vis-à-vis de l’étranger comme un étranger. On a des ressemblances, des différences, il faut vivre avec nos différences et pas vivre avec nos ressemblances, c’est la différence avec SOS Racisme, qui considérait qu’il faut vivre avec nos ressemblances, je crois qu’il faut vivre avec nos différences, c’est typiquement français. La France et la langue française sont un carrefour de différentes Nations, de différents peuples, ça donne une très grande force. Le simple fait de savoir cela nous rend universel.


Catherine Trautmann : Je voudrais signaler que la campagne initiée en 1994 par le Conseil de l’Europe "Tous différents, tous égaux" continue. C’est une campagne d’une institution qui a été prise en charge par de nombreux mouvements (mouvement anti raciste…), elle remet en parallèle deux termes : celui de la différence et celui de l’égalité. Ce que vous dites dans le lien très fort qui permet de garder cette continuité et qui a fait et qui fait que des textes se succèdent depuis cette époque-là, pas uniquement les résolutions en cas d’urgence sur les problèmes de droit qui peuvent se poser un peu partout dans le monde mais aussi des textes fondateurs comme ceux du Parlement européen.


Nous avons un vrai enjeu pendant la Présidence française. La mobilisation des associations, comme la Ligue des Droits de l’Homme et d’autres est très importante. Aujourd’hui, le gouvernement français envisage de séparer les discriminations. Gérard Noiriel dans son livre a montré l’importance de ce lien entre les discriminations. Séparer les discriminations c’est par exemple dire, pendant la Présidence française : on va discuter de la lutte contre les discriminations liées au handicap, faire des avancées sur la question sexuelle ou des transgenres et l’on va traiter de la politique de l’immigration. On va compartimenter ce qui devrait se regarder sous l’angle de cette égalité de droits malgré la différence qui caractérise les différentes formes de discrimination. Pendant la Présidence française, il faudra que la gauche tienne un discours ferme.

 

Question :  Je voudrais être pragmatique. J’ai entendu M. Encrevé parler d’identité nationale comme étant une expression, quelques autres parlent de concept d’identité nationale, ce qu’a dit Mme la ministre est très intéressant, ses objections, son appréhension du concept. Je voudrais savoir concrètement si vous envisagez de proposer à la gauche et au Parti Socialiste un concept très fort qui identifierait la gauche sur ce point pour faire le "pendant" de ce terme d’identité nationale, que vous rejetez.


Catherine Trautmann :  Ce que peut choisir le Parti Socialiste c’est de reprendre en compte le terme de Nation et de traiter séparément la question de l’identité et la question de la Nation. Le Parti Socialiste peut aussi proposer un nouveau contrat social, parce que je pense que c’est sur ce point que les choses vont se nouer. Dans la globalisation, les réponses identitaires ne permettront pas d’être à la hauteur de l’enjeu. Certains répondent par le patriotisme économique, je crois qu’on peut répondre par la solidarité. Je n’ai pas vu de nouveaux mots dans nos écrits. Ce qui est certain c’est que nous nous soumettons à la critique, au débat et que nous n’avons pas non plus la conscience de devoir apporter un message mais d’avoir la modestie d’écouter et trouver avec les intellectuels, les artistes et les citoyens ce que nous pouvons aussi retrouver de commun dans ce qui nous fonde.

 

Conclusions des intervenants


Gérard Noiriel
Par rapport aux interventions et aux questions, je dirais que l’un des dangers de vouloir absolument répondre à la droite, qui a toujours été à l’initiative de ces débats sur l’identité nationale, est de tomber dans des logiques de réhabilitation. Le meilleur exemple est celui du Parti Communiste, à partir du moment ou il a rejoint la vie politique peu avant le Front Populaire, il y a eu une tentative d’en rajouter car la gauche était suspectée de ne pas être assez nationale, patriotique. Les effets de réhabilitation sont toujours dangereux car c’est se placer dans une logique d’acceptation de sa position dominée, il faut réfléchir sur ce point. La question de l’identité nationale nous expose à ce risque.


Le deuxième élément rassemble les effets de stigmatisation, les effets sur les personnes. Toute une série de termes, d’expressions sont véhiculés dans le discours public et ont des effets sur les personnes, notamment des effets de stigmatisation. Pour moi, c’est une dimension très importante du racisme, qui n’est pas suffisamment pris en compte et pas réprimé par la loi. Aujourd’hui, on a des lois qui répriment des propos, mais certains reportages sur les jeunes dans les quartiers sont stigmatisant, et là, on est démunis. Il y a là un lien à faire avec les militants politiques. Ces choses peuvent se passer en dehors de la sphère du politique. Qu’est-ce qui est normal à une certaine époque ? Qu’est-ce qui contribue à faire que des choses qui ne l’étaient pas avant deviennent normales ? Il faut rappeler un certain nombre de critères, de valeurs qui fondent les idées de la République, il y a un combat de vigilance au quotidien à mener à l’égard de l’ensemble des citoyens. L’une des nouvelles stratégies du camp conservateur est la mise en concurrence des bonnes causes. On l’a vu au moment de l’affaire du voile islamique, les divisions qui ont eu lieu à l’intérieur des associations étaient liées à la réussite de cette stratégie. Alors qu’à une certaine époque, les bonnes causes (par exemple l’anti-racisme et le féminisme) convergeaient autour d’un certain nombre d’idéaux d’émancipation, du monde du travail, on est arrivé à une situation où les uns s’opposent aux autres. Là aussi, il y a un travail de fond à mener pour empêcher ce type de stratégie car la gauche est toujours perdante dans ce type d’affaires. Cela conduit à une atomisation, à un découragement, à une sorte de défaitisme, il faut se préparer à long terme.


Daniel Mesguich

Je crois que tout commence par la culture. Le fait que notre Président de la République s’amuse à Disneyland n’est pas si important que cela, en revanche le fait qu’il se moque de la Princesse de Clèves est un scandale et il faut que la gauche proteste.


Pierre Encrevé

Nous avons tous essayé de mettre en avant le fait que le concept d’identité nationale a pour fonction d’exclure. Il sert à mettre des barrières entre les "vrais français", ceux qui sont dans cette identité et les autres. C’est en ce sens que la gauche se perdrait à vouloir le reprendre. Mais, comme l’a très bien dit Catherine, la Nation ce n’est pas l’identité nationale. On peut reconstruire, utiliser, se servir, repartir de ce que ça voulait dire, on peut relire l’abbé Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ? . La Nation, c’est le Tiers-État et exclusivement le Tiers-Etat, les deux autres ordres, la noblesse et le clergé ne sont pas dans la Nation. Cela dit, je ne veux pas mettre en cause la noblesse et le clergé ici, mais cela a à voir avec ce que disait Catherine tout à l’heure sur l’usage suspect des différences religieuses. Je voudrais reprendre un point qu’a aussi développé Daniel Mesguich. Au fond, l’identité de la France, c’est à chaque instant qu’on la construit, ce sont des choix que l’on fait. Nous pouvons toujours choisir ce qu’est l’identité de la France, que ce soit reconnu par les gens. En ce sens, ce qui est français à l’étranger, partout, c’est cette idée que la France est une Nation qui a essayé de parler pour l’universel, pas de parler pour se définir soi. Si la gauche abandonne cela, alors, elle s’abandonne elle-même.


Christophe Prochasson

Je voulais faire observer que Catherine Trautmann a été la seule à glisser deux mots dans le débat : internationalisme et cosmopolitisme.


Catherine Trautmann

Le piège dans lequel peut se trouver la gauche c’est de continuer ce débat de façon binaire. Dans ce débat binaire entre la droite et la gauche, il n’y a pas de place, ou par effraction seulement, pour l’artiste, il n’y a pas non plus de tiers qui puisse être l’étranger qui interroge la manière dont nous concevons sa place dans notre société. La manière dont se trouve un étranger dans une société qui se revendique comme un Etat de droit, comme la patrie des Droits de l’Homme, doit être le moment où on constate le travail qu’il reste à faire. Nous avons besoin des intellectuels, mais aussi du métallo, qui a travaillé dans les usines Peugeot, qui se trouve aujourd’hui, en Alsace ou ailleurs licencié. Nous n’avons pas eu le courage de dire à gauche que ces gens immigrés constituaient l’essentiel des nouvelles classes populaires et quand il n’y a pas d’appartenance sociale, il ne peut pas y avoir d’appartenance citoyenne, c’est aussi cela la gauche. Comment est-ce qu’on écrit aujourd’hui la forme d’une appartenance sociale qui donne enfin à ces gens le droit à une identité, à une histoire : dans quelle histoire de France vous trouvez-vous ? Les immigrés qui ont disparus, ceux qui ont été tués, les meurtres racistes, ils n’existent pas. Le jour où, dans notre histoire, ces personnes auront un nom et auront enfin le droit à ce que leur mémoire existe comme Aimé Césaire l’a revendiqué pour les Antillais, je crois qu’on ne parlera pas d’identité, on parlera simplement des Français. C’est pourquoi je plaide pour qu’il y ait cette citoyenneté de résidence, qui fait qu’on aime et qu’on souhaite vivre ensemble, c’est cela d’abord, pouvoir s’entendre entre voisins et ne pas se détester ou se haïr, c’est déjà pas mal.

 

 

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