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03/10/2022
Chez les Britanniques, en ce moment, on décore à tout va.
L’équipe nationale de rugby britannique a été largement fêtée il y a quelques jours à la cour de la Reine d’Angleterre et Wilkinson a été fait membre de l’Ordre de l’Empire britannique. Hommage et décoration tout à fait légitimes devant un parcours sportif exemplaire et une coupe du monde largement méritée. Magnifique travail d’équipe, homogénéité des joueurs, esprit collectif manifeste et qualité de la relation au coach ont été salués par tous. En France, on a peut-être l’esprit un peu moins insulaire, un peu moins solidaire. L’Équipe de France a perdu (ce n’est pas si grave). Elle a aussi perdu un peu de sa dignité quand son entraîneur a estimé nécessaire de remettre en cause publiquement ses joueurs sans avancer la moindre autocritique. Cela m’a choqué. Quand on est unis dans la victoire, il faut l’être aussi dans la défaite. Il est parfois urgent de se taire.
On a fêté la victoire sportive, on a salué également la venue de la coupe dans l’hémisphère nord. La diplomatie n’est jamais loin ; la géopolitique pointe toujours son nez. Pour preuve : dans ce grand mouvement patriotique et protocolaire, après avoir reçu en grandes pompes le président américain, les britanniques viennent de décorer le sauveur de Georges Busch. On a enfin découvert une cache d’armes en Irak. Buster s’est en effet vu remettre mardi la Dickin Medal par la princesse Alexandra, cousine de la reine Elizabeth II, lors d’une cérémonie au Musée impérial de la guerre à Londres, pour bravoure sur le champ de bataille pour avoir découvert une cache d’armes et d’explosifs. Exploit militaire sans aucun doute, exploit politique surtout qui justifie enfin l’intervention musclée de l’axe du bien contre l’axe du mal. Jésus contre Mahomet, sauvé par le règne animal.
Buster est un magnifique épagneul Springer âgé de 6 ans. L’AFP ne précise pas la confession de l’animal.
Géopolitique toujours. J’étais présent par hasard à Berlin dans la nuit du 11 novembre 1989, quand le mur est tombé. Je ressens encore l’émotion extraordinaire de ce moment, je vois encore l’incrédulité de ces allemands de l’Est de la première nuit, passant timidement le mur, puis la montée de la joie populaire et les premiers coups de pioche. Je me rappelle les files devant les cabines téléphoniques et ce sentiment partagé de vivre l’Histoire en train de s’écrire. Et cette impression étrange d’être libéré personnellement d’une histoire que je n’avais pas vécue mais dont j’étais comme ceux de ma génération l’héritier. Je suis né deux ans après son édification.
Faudra-t-il attendre que ce soit mon fils âgée aujourd’hui de trois ans qui assiste un jour à la chute du mur séparant Israël du futur état palestinien ?
SF - 2003
18/06/2017
1989. J’ai rencontré André-Louis Périnetti en 1989, dans son bureau de l’Institut international du Théâtre au siège de l’Unesco. Jeune acteur et metteur en scène revenu d’Afrique où je venais de fonder avec des artistes centrafricains la Troupe nationale centrafricaine, dans mon esprit je rencontrais davantage le compagnon de route de Jean-Marie Serreau et le fondateur du Théâtre de la Cité internationale, l’ancien directeur de deux théâtres nationaux, que le patron de l’ITI.
Nous avions rendez-vous à l'Unesco pour une trentaine de minutes et nous avons parlé plus de trois heures ensemble. Le lien s'est noué ce jour-là et ne s'est jamais dénoué. André-Louis m’a fait découvrir le rôle de l’ITI et m’a proposé, au terme de ces trois heures de discussion, de participer à une Université du Théâtre des Nations à Helsinki (Finlande) sous la direction de Mohamed Driss, puis quelques semaines plus tard, une autre session de l’université à Séoul (Corée du Sud) sous la direction de Kim Jeong Ok.
Ce sont deux moments de théâtre qui ont profondément marqué ma vie professionnelle et ma vie personnelle.
1989. Le hasard a fait que je me trouvais à Berlin le 9 novembre 1989, stupéfait d’assister à l’histoire en direct. Ce mur qui tombait, c’était aussi tout un pan de l’histoire de l’ITI qui se transformait. Il allait falloir inventer une autre façon de penser les relations internationales du théâtre, dans un monde désormais multipolaire, bien plus complexe que le seul affrontement Est/Ouest. La nouvelle donne diplomatique constituait un formidable atout pour la reconnaissance des cultures du Sud, et pour celle des théâtres africains, asiatiques, sud-américains.
André-Louis Périnetti portait cette vision, en puisant dans sa propre histoire théâtrale, dans sa propre expérience d’artiste, dans ses convictions humanistes. Nous partagions cette vision du monde où l'on apprend toujours de ce qui nous est différent, et nous avons mené plusieurs combats ensemble pour faire avancer cette ouverture au monde, pour défendre aussi le rôle de l’espace francophone.
Comme beaucoup d’autres, je dois beaucoup à André-Louis, théâtralement, professionnellement et surtout personnellement. Il a suivi une longue partie de mon cheminement d’artiste, je l'ai accompagné dans ses projets pour l’ITI. Puis il a accepté de présider le théâtre dont je venais de prendre la direction. Ses conseils, ses encouragements, son expérience représentaient une vraie sécurité pour un jeune directeur de théâtre, son regard exigeant et bienveillant sur les créations théâtrales obligeait à aller toujours plus loin.
Il donnait l’impression d’avoir connu tous les plus grands metteurs en scène, d’avoir vu un nombre incalculable de spectacles, et cette grande culture théâtrale se dévoilait par d’innombrables anecdotes.
André-Louis Périnetti, c’était aussi une indépendance farouche et une volonté de liberté au service d’un rapport toujours critique au politique, qui plaçait le théâtre comme l’espace essentiel d’un contre-pouvoir du politique, pour mieux l’interroger, pour mieux négocier avec lui également.
André-Louis était de ces amis dont la présence accompagne toujours et dont l'expérience rassure et encourage. Nous savions bien des choses l'un de l'autre. Le théâtre lui doit beaucoup. Je lui dois beaucoup.
Je garde d'André l'image de son sourire, aussi éclatant que bienveillant.
SF
En savoir plus
https://docplayer.fr/73286737-In-memoriam-andre-louis-perinetti.html
https://www.rueduconservatoire.fr/andre-louis-perinetti/#.Y1JPe3ZBy5c
13/06/2008
Ce document est une retranscription du colloque organisé par l'Argument Public, le samedi 17 mai 2008, à Paris à la Maison des Métallos. Les propos tenus engagent leurs auteurs exclusivement.
Stéphane Fiévet
Ce matin, nous nous demandions si le concept d’identité nationale était pertinent. Des réponses très claires et charpentées ont été faites. Pour mémoire, je rappelle la position de Pierre Encrevé : "Le concept d’identité nationale n’est pas un concept pertinent, surtout pas pour la gauche". Cela étant dit, chacun des participants convenaient que, dès lors qu’il existait un ministère de l’Identité Nationale et de l’Immigration, ça n’était pas répondre à une injonction de la droite que de traiter le thème, c’était s’emparer légitimement d’une question politique contemporaine. Catherine Trautmann nous a dit ce matin : "L’identité nationale non, l’identité de la France, oui", elle développait par la suite l’idée que ce qui fondait notre identité, notre communauté, c’était l’Etat de droit et la citoyenneté de résidence. Aussi peut-on se demander : "y’a-t-il aujourd’hui, au niveau européen, une citoyenneté européenne de résidence ?". Certains d’entre nous ont pu s’inquiéter dans les dernières années d’une dissolution de la France dans la construction européenne et on a pu s’interroger sur le NON au référendum en se demandant s’il s’agissait d’un réflexe identitaire national, avec ce que cela veut dire de repli sur soi et de crispation nationale. C’est autour de ces questions -- il y aura des passerelles avec les thématiques de ce matin - que les intervenants s’exprimeront. J’ajouterai un point de méthode, notamment pour ceux qui ne nous ont rejoint que maintenant. Le principe méthodologique que nous mettons en place à l’Argument public est la confrontation des regards, des points de vue, des expériences, entre milieu artistique et culturel, responsables politiques et universitaires et chercheurs. J’ai le sentiment, je crois partagé par la plupart de ceux qui étaient là ce matin, que cette confrontation est fructueuse, fabrique du sens et casse ce quelque chose qui nous semble problématique pour les uns et les autres, à savoir : l’entre soi. Nous avons trop tendance à réfléchir entre nous. L’idée de notre méthode de travail est simple : en brisant certaines barrières sociologiques ou culturelles et en tissant des liens nouveaux entre les disciplines de la pensée, parvenir à alimenter une réflexion à gauche.
Anne-Marie Thiesse
En ce mois d’anniversaire, je me rappelle qu’il y a 40 ans des jeunes gens battaient le pavé parisien –le descellaient aussi- en criant "Nous sommes tous des Juifs allemands !". L’Hexagone était entouré de solides frontières, il y avait des troupes françaises à Baden-Baden et un mur au milieu de Berlin. Les prolétaires qui n’ont pas de patrie en avaient une à l’Est, ou nettement plus à l’Est, ou en utopie. L’avenir serait internationaliste ou ne serait pas. Depuis le mur est tombé. Il n’y a plus de chars soviétiques, ni de Tchécoslovaquie. Les usines ont été délocalisées, au Sud ou à l’Est. Le soleil noir du profit flambe à l’Orient rouge. Les flux financiers courent la planète à la vitesse de l’électron. Le capitalisme a changé de base et s’est fait global. Fais ton jogging, camarade, le vieux monde est devant toi….Sous les foyers éteints de l’internationalisme couvent les feux du national…et du religieux. L’avenir n’étant plus ce qu’il était, nous le quêtons dans les rétroviseurs. Dans ce résumé caricatural des idéologies perdues, l’Europe a-t-elle vraiment une place? Elle n’a été ni une utopie, ni même un horizon, mais une réalité qui a fini par devenir notre cadre de vie. Née des tragédies des Guerres mondiales, couvée dans le giron de la guerre froide, elle s’est avérée fort utile pour gérer l’après-guerre froide. L’Europe actuelle est issue de 89, le deuxième 89. Mais l’Europe, qui a garanti aux Européens l’un des biens les plus précieux en ce bas-monde, la paix, n’a pas la puissance mobilisatrice des projets révolutionnaires. Construite "en haut", par compromis pragmatiques entre gouvernements nationaux, alliant conservatisme et modernisation, libéralisme franc et économie sociale de marché, l’Europe a toujours posé à la gauche la question même de son identité –réformiste ou révolutionnaire ? La question, on le sait, a finit par éclater en mai 2005. On sait aussi que l’Europe, qui n’était pas incarnée en figures politiques repérables, ni en partis, a pu être utilisé en bouc émissaire commode. Régulièrement présentée par les dirigeants nationaux en croquemitaine technocratique, émetteur de réglementations absurdes ou impopulaires, l’Europe a fini par apparaître en cheval de Troie de la dérégulation mondialisée. L’Europe contre les nations, l’Europe contre le Peuple, en ce moment critique où le plombier polonais et le clandestin africain peuvent être traités en menaces suprêmes tandis que le repli national fait office de refuge. Mais pourquoi le national garde-t-il un tel attrait mobilisateur au moment même où les Etats-nations européens ont perdu une bonne partie de leur pouvoir d’action en matière économique ? C’est que le national a été un modèle d’organisation politique et social particulièrement efficace, extrêmement performant même. Solidement construit, adaptable à des contextes locaux différents, évolutif, le modèle national a accompagné la modernité européenne des deux derniers siècles: celle qui correspondait à l’avènement de l’individu, de l’économie de marché, de l’industrialisation, de la scolarisation généralisée. Contre les Etats d’Ancien Régime, peuplés de sujets aux droits fondamentaux inégaux, la nation moderne a été définie comme un corps d’individus libres et égaux, détenteur de la souveraineté politique. La nation était simultanément conçue comme une communauté fraternelle et solidaire, fondée sur des origines communes et partageant une culture spécifique. Ces origines communes étaient largement mythiques ; les cultures nationales ont été pour l’essentiel des créations nouvelles destinées à fournir les assises de ces communautés transsociales modernes. Les nations modernes, selon la formule de Benedict Anderson, sont des imagined communities : des communautés imaginées et mises en représentations. Ce qui veut dire qu’elles n’ont pas été seulement affaire de politiques, mais aussi, intensément, d’intellectuels et d’artistes. Les artistes et les intellectuels européens des deux derniers siècles ont énormément donné, de leur intelligence, de leur créativité, de leur vie pour constituer, valoriser, diffuser ces cultures nationales qui répondaient au moins initialement à un projet émancipateur. Le couplage, dans la nation moderne, du politique et du culturel a été fondamental, et a permis de constituer des structures fortes fondées sur l’association oxymorique de l’individuel et du collectif, de la liberté et du déterminisme, du rationnel et de l’émotionnel. Le bilan de deux siècles d’Europe des nations est formé du meilleur et du pire : la démocratie, la solidarité économique et sociale, le développement économique mais aussi la xénophobie, l’exclusion, les guerres, les génocides…L’internationalisme, faut-il le rappeler, est né des contradictions du nationalisme en matière d’égalité et de solidarité économique. Mais la question n’est pas de savoir si le bilan est globalement positif ou négatif. Le problème est que ce modèle est en bout de course et que nous aurions sérieusement besoin d’un nouveau.
C’est le déficit criant, aujourd’hui, d’un modèle d’organisation politique et sociale en phase avec les nouveaux changements majeurs de l’économie, des moyens de production et de communication, qui explique le retour – ou le maintien- du national. Il y a là un gigantesque projet d’avenir à développer.
Le retour au national, s’il a un intérêt, devrait être analytique et critique. Il nous montre en tout cas la force du couplage du politique et du culturel pour construire des structures stables, mobilisatrices, dans lesquelles les individus puissent se trouver partie prenante.
De ce point de vue, le patriotisme constitutionnel suggérée notamment par Habermas comme base de l’adhésion européenne s’avère trop faible pour être attractif, peu apte à contrebalancer l’appartenance au national ou au religieux. D’ailleurs, pour avoir un patriotisme constitutionnel, il faut une constitution. Mais, comme nous l’avons bien vu, ce déficit d’attraction a entraîné le rejet référendaire de la constitution…
Faut-il donc développer une identité européenne ? Oui, certainement, si l’on veut donner une légitimité politique à l’Union. Faut-il la penser et la construire en reproduisant le modèle national, qui a fait preuve de son efficacité ? La réponse est clairement non, pour au moins deux raisons : 1) parce qu’on connaît trop bien les dérives tragiques du modèle de l’Etat-nation, 2) parce qu’il correspondait à une forme d’organisation aujourd’hui révolue de l’espace social, de la communication et de la production : homogénéisation d’un espace géographiquement circonscrit et aux frontières bien déterminées, strictement hiérachisé et monocentrique. Le modèle de l’identité nationale correspondait à l’ère de la presse, des chemins de fer et de l’expansion industrielle. Nous sommes à l’âge d’Internet, du monde global et des questions environnementales. L’Union européenne devrait plutôt chercher son identité dans les nouvelles topologies de la post-modernité, polycentriques, souples, où les relations entre individus et les groupes ne suivent pas des lignes immuables et hiérarchisées. Le post-national appelle des innovations et un changement conceptuel aussi radical que celui qui a inspiré, il y a deux siècles, la formation des nations. 40 ans après, l’imagination au pouvoir ?
Henri Audier et Hervé Boutry
Henri Audier
Je suis un peu décalé en tant que scientifique sur ce problème d’identité nationale parce que Lavoisier n’a pas de nationalité, c’est un scientifique. Nous sommes héritiers de la science mésopotamienne, la science de Confucius, la science des Hindous transmise par les arabes à l’Europe de la Renaissance. Ce qui est en cause, c’est moins le contenu que le modèle de développement de la science qu’on nous propose actuellement.
Si on avait fait ce débat avant le référendum, si on avait réfléchit sur le point de savoir quelle Europe nous voulons, et pourquoi, nous n’aurions pas eu la catastrophe et je parle là de la suite, concernant la Présidence de la République. L’Europe consacre aujourd’hui 1,7% de son PIB à la science et à la recherche, les Etats-Unis 2,6%, le Japon 3,3% et la Chine est à notre niveau aujourd’hui. La situation européenne est problématique sous tous aspects, cela conditionne la vie économique, l’innovation, le commerce extérieur, la dimension du savoir et de la culture. La bataille, livrée admirablement il y a 3 ans par Busquin, le socialiste belge, a été perdue en partie notamment du fait de la France qui ne voulait ni changer le système de subventions ni augmenter le budget européen. Si on ne pose pas ce problème d’identité dans le fait d’exister et ne pas passer sous la domination économique, politique et autre des Etats-Unis, qui investissent massivement au niveau de l’Etat dans la recherche privée et publique (par l’armée, la NASA…). Nous avons donc un problème de domination économique qui se traduit par d’autres aspects.
Le problème se pose aussi du point de vue idéologique. On a une évolution très négative européenne. Mes premiers contrats européens étaient des contrats où on favorisait avant tout la constitution d’une communauté scientifique européenne, on devait coopérer, échanger… Et finalement, on créait cette entité scientifique européenne. Aujourd’hui, on est passé à un système dont on prétexte qu’il serait le système américain, c’est à dire où on met tout le monde en opposition avec tout le monde, les universités entre elle, avec les organismes, les laboratoires entre eux, tout est fait pour que tout le monde s’entretue actuellement. On prend le système américain du point de vue de l’aide de l’Etat mais on le transmet de la manière la plus stupide, la plus inefficace en développant la compétition entre universités et les CDD pour les jeunes. Ca n’a rien à voir avec le modèle américain car le modèle américain n’a pas nos problèmes, il est faux que le privé finance le public aux Etats-Unis. Les Etats-Unis vivent depuis des années et des décennies sur le pillage du Tiers Monde, ils recrutent massivement dans tout les pays au niveau de la licence et surtout après le doctorat. Les chercheurs américains, après le doctorat, sont certains d’obtenir un emploi. On nous impose en Europe un système dont on prétend qu’il est le système américain mais qui n’a aucune des médiations qui atténuent aux Etats-Unis les effets négatifs du système. La France, sous cet aspect, ne fait qu’empirer les choses. Il y a là un enjeu très important dans l’identité nationale. La gauche pourrait proposer l’idée d’un grand ministère de l’Education, de la Recherche et de la Culture, ce serait un signe fort, mais indispensable pour qu’il y ait un jour une identité européenne préservée du modèle dominant.
Anne-Marie Lizin
En Belgique, l’identité nationale n’est pas du tout vécue en liaison avec l’Etat mais en opposition avec l’Etat. C’est lié à un mouvement de droite fort, raciste clairement opposé à tout ce qui est étranger et lié à la langue. Il est très difficile d’expliquer cela en France. Nous sommes un pour tout linguistique de la France, qui va beaucoup plus loin que la frontière actuelle de la France. La région de Liège – Namur est une région qui a été française, Napoléon a commencé à structurer l’administration. Cela rappelle que la réalité des gens n’est pas du tout la réalité d’un Etat crée administrativement mais c’est la réalité de la langue qu’ils parlent, puis celle du territoire.
Cette réalité est profondément culturelle, la Nation et la culture vont de paire. Chez nous, la politique, la culture et même l’économie, si on regarde ce qui se passe depuis l’entre-deux-guerres le comportement du secteur bancaire qui a assumé les risques pris par les petits entrepreneurs flamands, contrairement aux grandes banques françaises.
Il faut avoir cette vision commune pour comprendre l’identité nationale et s’en méfier horriblement Ce qui justifie le mouvement flamand actuel c’est la certitude qu’ils vont atteindre ce que leurs grands-parents avaient cru obtenir d’Hitler, une Flandre indépendante.
Aujourd’hui que, dans l’Etat belge, cette structure est majoritaire potentiellement au niveau politique, ce que les grands-parents espéraient devient accessible et inéluctable parce que si le moindre leader flamand, y compris le premier ministre, osait dire quelque chose de négatif pour l’identité nationale flamande, il crée immédiatement la contestation dans son propre parti et renforce les partis externes qui sont nécessairement plus virulents.
On est là dans un cas similaire à celui du Kosovo. Pendant des décennies, les vieux albanais de Tirana et au Kosovo rêvaient à l’indépendance, quand ils ont réussi à entraîner les Etats-Unis puis l’OTAN, l’indépendance devenant accessible, elle devenait inéluctable politiquement, d’ou l’extrême difficulté de l’Europe. Il ne faut pas regarder la question de l’identité nationale avec un prisme français. Les autres pays avancent dans la même malheureuse logique, qui est une réalité de revendication de proximité, se développe la volonté d’avoir des décideurs et des décisions proches, ce mouvement se développe en Angleterre, en Allemagne, il est très virulent et réactionnaire en Italie. Il faut se méfier de cette logique, la proximité peut paralyser des choix de développement et renforcer la fermeture intellectuelle des gens. La France a vraiment un modèle très particulier en Europe du fait de la relation très forte entre l’Etat et l’identité nationale. Mme Thiesse parlait très justement de la disparition de l’URSS, qui a fait ré-émerger des pays dont les décideurs européens, 10 ans auparavant, ne se souvenaient plus du nom. L’identité nationale, dans les pays qui ont retrouvé leur indépendance avec la chute de l’URSS a été une expression de droite et parfois d’extrême droite (notamment dans les Etats baltes, où on a remis en valeur les monuments hitlériens, on fait disparaître les souvenirs de l’armée rouge). Nous sommes à un moment important, il faut en parler car la campagne européenne que nous allons préparer l’année prochaine est une campagne dans laquelle il faudra aller plus loin que le oui ou le non. Il faudra reparler de toutes ces réalités complexes que vivent les européens qui sont avec nous dans la même Europe et qui n’ont qu’un objectif : se venger du communisme. Ce n’est pas notre objectif, ni celui de l’ "autre" Europe. Nous allons devoir essayer de fournir une vision de cette Europe qui nous fasse progresser en essayant de leur faire oublier cette volonté de revanche qui est encore présente dans les politiques de ces pays. On a raté des occasions, que l’on pourrait recréer. Par exemple, lors de la disparition de l’URSS quand on a vu que cela irait jusqu’à l’autonomie de l’Allemagne et la réunification, un premier projet avait été conçu (laisser une zone entre la Russie et l’Europe), les anglais ont saboté l’idée pour que les américains et les canadiens prennent part au projet. Des grands enjeux sont en cause, enjeux économiques, de valeurs. On peut citer l’exemple d’Internet, les européens pourraient imposer des règles plus restrictives à Internet (en rapport à la pédophilie et à l’utilisation d’images d’enfants…), Europol ne s’est jamais réellement occupé de cette matière. Quand on cherche à regarder dans le détail, on peut être porteur, en tant qu’européens, de vraies valeurs pour un monde global. Chaque année, on discute à l’OSCE d’Internet et de la place que pourraient prendre les Européens, même Microsoft et Google sont d’accords sur la violence et la dégénérescence des valeurs qu’a pu entraîner Internet. Les Européens devraient travailler là dessus, former des noyaux de réflexion pour rechercher l’avenir de la structure. Ce sont des idées que nous pourrions proposer au monde. Il faut se méfier de l’identité nationale, des enjeux encore plus importants se profilent. Lorsqu’on observe Guantanamo, on voit ce qu’est l’internationalisme. Les américains ont fait un grand coup de filet de la frontière du Pakistan à l’ensemble de l’Afghanistan et ils les ont ramené dans une prison déjà existante. Ils se sont rendus compte qu’ils avaient rassemblés des personnes de nombreuses nationalités (suédois…), et c’est cela le monde d’aujourd’hui.
La recherche doit être au coeur du programme que nous allons défendre pour les prochaines élections européennes. Nous ne devons pas négliger la défense européenne car les enjeux sont énormes (nous sommes à 10 ans du premier engagement de l’armée britannique dans un projet européen), ainsi que dans le domaine spatial. La France est le lieu de créativité principal aujourd’hui en Europe dans ces grands secteurs.
Ne croyez pas que les identités nationales c’est porteur.
Hervé Boutry
La question de savoir s’il y a une identité musicale européenne est une question qui mérite débats. Je ne parlerais pas de cela aujourd’hui, je voudrais témoigner ici, à partir de mon expérience à propos de la question de l’identité nationale et de ce que cela veut dire dans le domaine de l’art.
Ma première constatation est d’ordre individuel.
L’acte recevoir est lié à la connaissance, c’est elle et le dialogue avec les formes existantes qui permet de forger le moi, la comparaison permettant d’aiguiser la sensibilité, d’affiner le jugement et de développer l’esprit critique. C’est au miroir de cette connaissance que se forge l’échange entre le créateur et son public, sans lequel l’oeuvre perdrait son sens. Par un travail de transmission au futur public, que pratiquent de plus en plus les institutions culturelles, on observe que les enfants sont fondamentalement ouverts et leurs facultés à assimiler les expressions artistiques nouvelles s’amenuisent quand ils deviennent plus âgés et qu’ils cherchent à se déterminer socialement en reprenant les codes de leur groupe. Quelques années plus tard, l’adulte se souviendra de ce qu’il aura vécu dans son enfance pour dialoguer avec l’oeuvre d’art.
Il y a donc évolution selon les âges de la vie, l’exposition aux oeuvres d’art, l’environnement et le degré de développement individuel et d’autonomie du spectateur. Cette démarche de connaissance est l’antithèse de la massification et de la démarche globalisante du marketing commercial. En effet, même si tout créateur cherche à être reconnu par le plus grand nombre, il ne remettra pas en question le niveau de ses ambitions pour atteindre la célébrité. Au plus profond de lui-même, il sait que s’il le faisait, il mépriserait son public. Ceci vaut quelque soit la forme de l’expression artistique, de la symphonie à la chanson, sketch de cabaret au répertoire du théâtre subventionné.
La démarche de développement des connaissances dans le domaine artistique s’inscrit dans une durée longue, c’est la dimension dont on ne parle pas assez. En terme froidement économique, les retombées de l’investissement artistique sont lointaines, trop lointaines pour le marché sauf dans des secteurs comme le cinéma ou la variété. L’art et la culture sont donc des domaines du secteur public. La deuxième constatation est d’ordre plus global.
L’art est à la fois un phénomène de mémoire et une activité qui nécessite de se projeter au-delà des frontières, celles de notre connaissance et de notre mémoire et celles de nos groupes d’appartenance parmi lesquels figure la Nation. Or, ce qui est particulier aux Nations européennes c’est une certaine façon de s’interroger sur la vérité et la qualité de la vie. Nous l’avons hérité de siècles de culture et cette notion dépasse de loin les aléas de nos visions du bien-être et la perte provisoire et traumatisante de certains repère culturels. Elle est liée à une philosophie ou l’individu occupe une place centrale, en particulier dans la culture française. Après avoir été façonnée et instrumentalisée par les monarques, elle a ensuite été portée par l’idéal de liberté et d’autonomie citoyenne des révolutions.
Ce qu’il ne faut pas oublier c’est que nos traditions culturelles nationales occidentales ne sont rien moins que naturelles ou spontanées, elles sont forcément associées à une idée plus forte dont doit découler une politique incluant la culture. Des amis hongrois à qui je disais mon admiration pour la richesse de leur vie musicale que j’attribuais naïvement à une transmission ancestrale et spontanée, me répondaient avec tristesse que depuis l’abandon des politiques d’éducation musicale héritée du début du XXème siècle, cette originalité musicale hongroise avait disparu. Je précise que ces amis n’étaient pas musiciens, plutôt jeunes et avaient des goûts éclectiques en matière de consommation musicale.
On peut en dire de même de la tradition finlandaise, tant admirée chez nous aujourd’hui, qui repose sur le fait que les pères fondateurs de la Nation avaient cru en la musique comme élément structurant de leur identité et considéraient la musique comme une priorité de leur système culturel et éducatif. Cette idée n’a pas résisté à la real politik économique des dernières années et le miracle musicale finlandais est lui aussi menacé.
Qu’en est-il de l’Europe, communion d’entités nationales et espace d’échanges culturels internationaux ? Plutôt que de culture européenne, je préfère parler d’une spécificité européenne de la diversité culturelle et de la circulation des idées. En Europe, l’art s’est toujours déterminé à partir de son environnement culturel, y compris les frontières nationales, linguistiques, religieuses, qu’il n’a cessé de traverser. Ceci explique que les motifs des peintres flamands se retrouvent dans les tableaux italiens de la Renaissance, que Bach ait écrit des suites françaises, que Stockhausen ait été influencé par "Mode de valeurs et d’intensité", une oeuvre d’Olivier Messiaen etc.
L’art appartient à l’imaginaire collectif et la perception des oeuvres s’opère dans des périmètres qu’on pourrait schématiser en les comparant à des zones concentriques régionales, nationales, européennes, dont les cercles deviendraient de plus en plus larges au fur et à mesure que cette perception s’étend. Je rejoins ici ce que disait Mme Thiesse sur la polycentralité, en art, c’est quelque chose qui fonctionne depuis des siècles.
Bien sûr, la diversité linguistique d’un espace comme l’Europe, les héritages historiques des différentes communautés peuvent aussi freiner cette circulation. De même, l’idée nationale peut être traversée par des fractures entre groupes culturels, classes sociales, communautés religieuses.
Par leur sensibilité, les artistes appréhendent l’environnement culturel dans sa complexité et le plus souvent, ils synthétisent ces différences au lieu de les cristalliser. L’enjeu d’une politique est de faire reculer la misère à laquelle nous sommes irrévocablement voués, il n’y a pas que la misère matérielle ou la déchéance physique, la pauvreté de l’âme et la violence des rapports humains font partie de la misère humaine. Deux solutions s’offrent à nous pour l’Europe et pour les Nations qui la forment : ne voir que les rapports de force et se résigner à une sorte de real politik économique au risque de transformer l’idée européenne en un avatar de l’impérialisme. L’autre solution serait de transformer l’Europe en une union d’entités politiques réunies par le refus du mépris et la volonté de considérer l’homme comme une créature fondamentalement riche et capable de grandeur, c’est ce que je vois comme enjeu d’une politique de gauche à laquelle l’art et la culture peuvent largement contribuer.
Stéphane Fiévet, Hubert Védrine, Anne-Marie Lizin
Hubert Védrine
Personnellement, je serai inspiré dans mon propos par 30 ans de voyages, d’échanges, de négociations, de tentatives de compréhension du monde extérieur et pas uniquement des européens.
D’abord, je tenais à dire que c’est une très bonne initiative d’avoir une réunion sur ce thème, je le redirai en conclusion car il faut penser et ne pas craindre. Ma première remarque préalable est qu’il est facile de rejeter le concept d’identité, le concept de Nation, de répéter à tout le monde que l’Etat-Nation est dépassé, c’est très courant et ce n’est pas la peine de faire un colloque pour dire cela tellement c’est dans la pensée quasi automatique de la gauche. Il est facile de le faire de manière savante, de dire que ce sont des artefacts et des constructions etc. La gauche se dit depuis longtemps internationaliste, pas tellement par curiosité des autres, parce que la gauche française est pas tellement plus curieuse des autres que les français en général et leur ignorance du monde réel, à commencer par les voisins les plus proches est abyssale, mais elle se dit internationaliste par haine de soi, par anti nationalisme. Cela est facile à développer car ça fait partie du paysage intellectuel. Ma deuxième remarque initiale est que c’est une impasse en réalité. C’est une impasse parce que fondée sur beaucoup de mythes sympathiques mais peu tangibles comme le fait de croire que nous vivons déjà dans une communauté internationale alors que ce n’est pas le cas.
Ça conduit une partie de la gauche dans ce rejet et à une coupure complète avec l’opinion qui n’a pas besoin de tourner autour du pot pour ressentir ces concepts immédiatement et directement.
Ça a conduit à cette aventure extravagante, à exiger un référendum pour une constitution qui n’en était pas une en étant à peu près sûr d’échouer puisqu’au moment de Maastricht, c’était passé à un point près, alors que des autorités morales et politiques qui avaient beaucoup d’impact sur l’opinion étaient toutes pour le oui. Il était évident que 10 ans après, alors que les choses n’avaient en rien répondu aux attentes de l’opinion, il ne fallait pas prétendre que c’était une constitution, il fallait traiter l’ensemble du processus autrement, mais c’était fondé sur une approche illusoire, sympathique parce qu’optimiste. C’est une impasse parce que fondé sur une vision illusoire de l’Europe, l’Europe étant ce que les linguistes appellent un "motvalise", qui veut dire tout et n’importe quoi.
Quand on parle de l’Europe, on ne sait pas si on parle du Conseil Européen, du Parlement, de la Commission, des 27 Etats membres, c’est une expression purement française. Non pas parce qu’il y a un désaccord énorme entre les Européens sur ce qu’il faut faire par rapport aux Américains, au Russes… mais parce qu’il y a une répugnance fondamentale des européens à l’idée d’une "Europe puissance". Les peuples européens, depuis la guerre, espèrent vivre dans un monde posttragique, post-historique, post-national, post-traumatique, on est donc dans la communauté internationale, dans l’échange des flux, les grands débats à l’UNESCO, à l’ONU, sauf que le monde n’est pas comme ça. Les autres ne sont pas européens de l’ouest, ça ne fonctionne pas comme ça.
Je suis inquiet de cette tendance parce que je crois que si l’Europe ne devient pas une sorte de puissance, elle sera impuissante, dépendante et on finira par ne plus être capable de défendre notre mode de vie. La seule chose ou les Européens sont réellement unanimes, c’est le mode de vie extraordinaire qui a été fabriqué en Europe. Cela est inquiétant mais je ne crois pas qu’on puisse répondre à cela que par des traités, c’est une question de mental et on ne peut pas le traiter comme la monnaie. Il faut un choc, qui réveille les Européens. Quand je parle des Européens, j’accepte l’idée que c’est une série de Nations, de pays, d’identités, c’est en niant cela qu’on rend les peuples hystériques, c’est en l’acceptant de façon raisonnable qu’on s’insère dans un processus collectif.
Je crois à une relance beaucoup plus forte de l’Europe par une politique commune, j’appelle à une clarification des deux points encore ambigus que sont la géographie et le rôle de l’Europe dans le monde. Je souhaite que l’Europe soit une puissance dans le monde, sinon elle sera dominée par les Américains, les Chinois et les Russes, cette perspective est effrayante quand on regarde ce que cela veut dire concrètement sur tous les plans.
Je crois que la gauche a intérêt à penser ces questions de l’identité, de Nation raisonnablement, pour les désamorcer ; il ne faut pas les traiter avec une horreur phobique sinon, on abandonne ces concepts et ces notions à d’autres forces politiques, qui peuvent en faire un usage dangereux. Il faut une réponse de gauche, ne pas réagir comme des grenouilles de bénitier sur ce sujet, il faut le penser et l’intégrer dans un raisonnement politique. Je crois à la force de l’Europe à la Delors, à la fédération d’Etat-Nations réconciliées avec elles-mêmes, ouvertes, pas agressives, prêtes à l’échange.
Questions de la salle
Question : Je voudrais demander à Hubert Védrine ce que peut être une politique de gauche car vous avez fait une description intéressante de l’Europe mais vous êtes aussi un homme de gauche. Quelle devrait être la pensée de la gauche à propos de la description que vous venez de faire de l’Europe ?
Hubert Védrine
Dans l’état actuel des choses, je n’ai pas de responsabilités. C’est une question faussement piège, vous savez bien qu’il y a autant de point de vue de gauche que de personnalités de gauche. Ce n’est pas propre à la gauche. Ce sont des questions transversales, sur lesquelles on ne peut pas appliquer les clivages classiques. En ce qui concerne l’attitude de la gauche sur ces questions, je souhaite une gauche plus réaliste, elle est aujourd’hui dans ce que j’appelle "l’irealpolitik", ses fondamentaux classiques sont très sympathiques mais ne fonctionnent plus par rapport au monde actuel.
Un des projets qui pourrait fédérer les idées, ce serait d’agir ensemble pour faire de l’Europe un pôle régulateur de la mondialisation sauvage, il n’y a pas de contradiction sur ce point, la gauche est plus régulatrice de la mondialisation que la droite, qui a connu une frange ultra libérale très forte qui veut laisser jouer les mécanismes. Or, nous avons sous nos yeux beaucoup de dysfonctionnements évidents, même pour ceux qui ont beaucoup apprécié la mondialisation depuis 20 ans, qui a fait sortir de l’extrême pauvreté plusieurs centaines de millions de paysans asiatiques, c’est là un acquis réel.
La gauche devrait se retrouver sur beaucoup de points, la crise financière, alimentaire, l’inadaptation des organisations multilatérales, le désastre écologique croissant ; même s’il y a des clivages classiques entre pays, les partis de gauche européens devraient pouvoir, sur ces sujets, mettre en avant des politiques communes nouvelles ou des projets communs. Il faut garder l’idée que l’Europe s’impose comme un pôle, avec un accord entre les Européens, pas contre les Etats- Unis tout en assumant le fait d’être parfois en désaccord avec eux. Il y a un boulevard actuel dans ce calendrier pour les partis de gauche.
Anne Marie Lizin
La gauche européenne diverge. Par exemple, sur le volet de la défense, on voit que l’existence d’Etat-Nation qui sont dans les 27 n’a pas empêché que les Etats-Unis réussissent une tactique de bouclier anti-missile qu’ils proposent aux pays qui sont situés entre nous et la Russie (discussions avec la Pologne…). D’où le grand danger de la dilution de la capacité d’agir de l’Europe, il est intéressant de voir qu’on en a plus besoin maintenant qu’auparavant.
Question : Si la gauche a perdu un certain nombre d’élections il y a un an, c’est parce qu’elle ne portait plus un projet "de gauche". Ce qui intéresse les créateurs, les chercheurs, c’est de savoir quel peut être le message de la gauche par rapport à ces questions là : comment se placer sur le point de la mondialisation ? L’internationalisme, qui était la base du socialisme, a permis de créer la gauche, a abouti d’une certaine manière au Front Populaire en 1936. En terme de realpolitik, c’est effectivement difficile. Mais, la gauche a aujourd’hui besoin de porter un espoir, un message en France et en Europe.
Hubert Védrine
Là-dessus, il y a une attente absurde par rapport à l’Europe. Ça fait maintenant longtemps que les meilleurs esprits, les plus ouverts, les plus progressistes, les plus modernes, attendent tout de l’Europe comme si c’était une sorte de système magique, comme si l’Europe allait se substituer à nous, comme si on était trop petit pour y arriver, c’est faux et ça nous a empêché d’avoir notre propre pensée, ça a conduit à une sorte de démoralisation, de démobilisation de ce que doit faire chaque gouvernement, chaque citoyen dans chaque pays.
Il faut arrêter de se battre autour des institutions européennes, comme si elles allaient par magie devenir sociales ou pas sociales. Le débat sur l’Europe sociale est absurde, depuis l’origine, ce ne sont pas des institutions qui sont sociales ou non, c’est un cadre, on ne met pas dans les constitutions et dans les traités le fait que le SMIC sera a tel niveau…
Il y a une confusion dont la gauche est victime, les partis de gauche et d’extrême gauche n’arriveront jamais à avoir une majorité dans les négociations de traités au niveau des 27 pour faire passer la conception du monde qu’a la gauche française. Ce que peuvent faire les partis de gauche c’est avoir des programmes communs pour les élections européennes pour montrer quels sont les objectifs de gauche, on retrouve alors le clivage droite-gauche beaucoup plus facilement sur le contenu que sur les institutions. Le fait d’avoir un programme commun aux partis de gauche en Europe ne veut pas dire que l’Europe fait tout à notre place, on serait alors encore dans la dilution du pouvoir. Il peut y avoir une position commune, par exemple sur la recherche, aux partis européens.
Henri Audier
Je suis de ceux qui ont beaucoup souffert pendant le référendum européen, je suis totalement d’accord avec cette dernière phrase. Cette notion de pôle, indépendamment de la question posée du programme de gauche, il y a quand même un certain nombre de choses qui sont préalables à la constitution de pôles. Par exemple, le rapprochement des politiques fiscales. Comment peut-on avoir une politique industrielle sur certains secteurs, une politique énergétique, de recherche, tant qu’on a ce problème de politiques fiscales totalement divergentes ? Quand on voit les aides de l’Etat au niveau européen à la recherche, à l’industrie : il n’y a rien de commun. Si on veut créer un pôle, un effort commun, il faut qu’il y ait, au-delà des institutions, un effort d’harmonisation.
Hubert Védrine
Il est important de comprendre que ce sont des ambitions, des processus, une volonté, rien n’est fait parce qu’on a affiché l’ambition, tout reste à faire. Quand je dis un pôle, c’est un objectif. "Pôle" ne veut pas dire forcément ce que vous dites sur l’harmonisation de la fiscalité, qui est très importante sur certains points et il faut vraiment qu’on y arrive un jour dans la zone euro, sinon c’est l’euro en tant que tel qui finira par être mis en danger par la discordance des politiques économiques dans cette zone.
Vous prenez l’exemple de la recherche mais on peut penser à d’autres sujets : les politiques de l’énergie, pour pouvoir peser dans le monde face aux pays producteurs, il faut surmonter deux désaccords européens fondamentaux, le premier sur le nucléaire, le deuxième sur les relations avec la Russie, les approches sont dans ce domaines très différentes. Si on se demande comment avoir une politique commune par rapport à la Chine, on tombe alors dans un autre problème, pareil pour savoir comment être un partenaire des Etats-Unis, de même pour mettre en place des politiques culturelles intelligentes, inventives dans les pays. Dans tout les cas, on a un long chemin devant nous, alors que la plupart des opinions publiques croient que c’est déjà fait. On est obligé de dire aux gens par honnêteté intellectuelle qu’il y a un long processus de travail et de convergence à mener pour l’harmonisation. Les partis politiques sont là pour proposer des cheminements, des étapes, des objectifs à longs et courts termes.
Anne-Marie Thiesse
Je partage cette idée qu’il faudrait que l’Europe devienne une puissance capable d’apporter de la régulation dans un monde tragiquement irrégulé. La crise financière et ses suites nous en donnent de nouvelles raisons.
La question est de savoir si véritablement le national est indépassable, si c’est la véritable base d’action ou si ce n’est pas un obstacle à l’accession à cette puissance. Parler des intérêts des Européens en parlant d’intérêts nationaux paralyse l’Europe, il serait temps de penser à un intérêt européen global, de penser l’Europe non pas selon des accords toujours très limités entre partis et nationaux. Il faudrait former des partis réellement européens, où les intérêts des citoyens européens seraient exprimés par des partis et non par le prisme du national qui contribue beaucoup à désarmer l’expression démocratique.
Anne Marie Lizin
La discussion sur les structures, sur la constitution est importante. On parle d’un processus, l’équilibre va dans un sens ou dans un autre selon le rapport de force des Etats. Si on a une structure exécutive importante et forte, chargée de proposer des politiques européennes réfléchie, de les défendre (c’était le cas de Jacques Delors), de chercher des alliances dans les Etats, l’alliance d’Etats qui pourrait soutenir la proposition de l’exécutif et arriver à formuler cela pour isoler celui, qui dans les Etats qui refuse le projet. Sur la fiscalité, c’est difficile, on réfléchit depuis 20 ans, on a progressé. Mais on n’a pas l’essentiel des contributions directes, on n’a pas l’harmonisation sur l’imposition directe, on a l’harmonisation sur l’imposition indirecte. Sur l’énergie, on ajoute une attitude difficile à avoir face à la Fédération de Russie et à Gazprom. Là aussi, cette stratégie devrait se clarifier, la structure qui est adoptée paraît bonne car va concentrer l’énergie sur quelques grandes fonctions, qui vont pour s’auto justifier devoir parler d’Europe et réussir.
Hubert Védrine
Mon expérience m’a amené à constater qu’au point de départ, on se dit toujours qu’il serait mieux de dépasser les intérêts nationaux de chaque pays, mais la Commission défend en fait souvent des intérêts particuliers, ou ses lubies. L’idée que la Commission est une espèce de Richelieu qui va faire reculer les féodaux locaux est fausse. Tous les ministres disent qu’il faut faire prévaloir l’intérêt général, mais, quand on commence la discussion, chacun défend des intérêts particuliers pour lesquels ils ont été élus, ils essaient alors de trouver une synthèse. Quand on arrive à une position commune (souvent sur de questions commerciales, moins sur des problèmes diplomatiques pour des raisons historiques), c’est bien, mais on ne peut jamais décréter d’emblée qu’on ne va défendre que l’intérêt général européen, il faut le construire avant de le défendre. On ne peut pas passer l’étape où on essaie de trouver la synthèse, un compromis intelligent entre des intérêts qui ne sont pas que des égoïsmes nationaux, ce sont des intérêts nationaux légitimes mais parfois contradictoires.
Question : Je voudrais poser la question à Hubert Védrine et aux autres intervenants. J’avais aimé l’idée qu’il y avait des schémas mentaux différents et qu’il fallait commencer à s’en préoccuper sinon on n’avancerait pas. La question que je me pose par rapport à cette idée de puissance européenne, c’est la place du Parlement français dans tout cela, en découlent les problèmes de la constitution, des pouvoirs et responsabilités. J’ai bien aimé aussi la figure de substitution dans le discours, en particulier en ce moment où on parle beaucoup d’identité nationale et d’indépendance nationale. La question revient sur le problème du Parlement par rapport aux questions étrangères et à l’Europe.
Henri Audier
Mais, les élections européennes ne peuvent-elles pas faire progresser le débat ? Le parti socialiste ne pourrait-il pas proposer des choses pour faire avancer ces questions ? Jusqu’à présent, on n’a jamais parlé d’élections.
Stéphane Fiévet
La réponse qui a été apportée à David Godevais, c’est que le projet de la gauche peut être aussi d’assumer le national. Pour résumer un peu brutalement, c’est le message que vous avez adressé.
Hubert Védrine
Ce que je dis, c’est que les gauches dans les différents pays ne doivent pas s’indigner du fait que les populations restent attachées à leur identité. Il y a un équilibre à trouver, que la gauche a perdu depuis longtemps. Je ne dis pas qu’il faut flatter le nationalisme, qui se distingue complètement du patriotisme élémentaire, ce sont deux choses différentes.
Sur la question des Parlements, elle est réglée par le traité. Le rôle des Parlements est renforcé par le traité de Lisbonne, qui perfectionne aussi le mécanisme de l’ensemble des institutions. Après, cela dépend aussi de la façon dont se comportent les parlementaires dans chaque Parlement national, si ils sont compétents, si ils posent les bonnes questions, les bonnes pressions sur le gouvernement. Cela dépend aussi de la manière dont se comportent les parlementaires européens au Parlement Européen.
Quant aux élections européennes, si les partis de gauche s’en saisissent mieux qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent en proposant des politiques communes, cela aura une force énorme, sur la communauté internationale, sur la Commission Européenne qui sera obligée d’en tenir compte, sur le Conseil Européen etc. Il faut maintenant parler du contenu, plus que de la mécanique.
Question : Je n’ai jamais compris comment on en arrivait à ne pas pouvoir aller rechercher ces points de croissance dont on nous dit qu’on a besoin pour la recherche. Comment, alors qu’il y avait eu des objectifs et si on est dans une logique strictement nationale, on pourra réussir à imposer un minimum pour arriver à l’objectif final ? Estce que, dans une logique d’imposition normative par le haut, on ne peut pas se fixer des objectifs sur les lesquels les politiciens s’engageront lors des élections ?
Anne-Marie Lizin
Mais enfin, par exemple en matière scientifique, on pourrait aller plus loin qu’on ne va dans le financement des programmes de recherche. Pour citer un exemple précis, un programme sur les OGM a été arrêté après une grande discussion à la Commission, au Conseil et au Parlement Européen ; nous sommes aussi dans des phases où la recherche en matière génétique par exemple ne fait pas l’unanimité, notamment parmi les élus. Des choix de cette nature (sur les OGM, les recherches génétiques) doivent être faits en Europe et qui ne sont pas encore clarifiés. Le pire, c’est le bio fioul, l’Europe a lancé des grands programmes sur le bio fioul et de réorientation de sa politique agricole. Tout cela fait partie des choix que l’Europe va devoir faire. Cela vaut la peine que la gauche entre dans ces domaines en disant ce qu’elle veut ou ce qu’elle ne veut pas. La société n’a jamais été autant ouverte à des débats importants et qui sont européens, car nous sommes la partie la plus riche du monde qui avait réussie à protéger son agriculture et qui, depuis que l’Angleterre est entrée dans l’Europe, a commencé à "démilitariser ses frontières" au niveau de la protection de l’agriculture.
C’est pour moi, le débat numéro 1 que la gauche devrait refaire, si on veut parler Europe, c’est précisément les techniques d’alimentation et le rôle que nous avons, avec la façon dont nous agissons sur le marché mondial. Ce n’est pas un débat politique au sens où on l’entend d’habitude, ce ne sont pas des grandes idées mais cela reste très important.
Hubert Védrine
La logique nationale ne définit pas du tout l’Europe, ni ce que j’ai décrit. Les pays qui sont dans des logiques nationales, ce sont les Chinois, les Russes, les Syriens…les 27 passent leur temps à négocier sur tout. Mais, il est normal qu’un Premier Ministre portugais élu par les portugais, qui ont des priorités, comme les suédois, les finlandais… défende les objectifs sur lesquels il a été élu, c’est un responsable démocrate. Ce ne sont pas des logiques nationales, au sens où on l’emploie d’habitude, ils ne représentent pas tel ou tel parti, ils négocient ensemble tout le temps. Il n’y a jamais eu d’exemple historique où un aussi grand nombre de pays négocie en permanence sur l’ensemble des sujets, mais des éléments restent différents et apparaissent lors des crises aigues. La convergence progresse quand même.
Question : Je vois la difficulté sur le plan de la politique internationale de défendre l’idée d’Europe et d’affirmer le concept d’Europe puissance, je suis d’accord avec ce que M. Védrine a dit sur le côté illusoire de l’approche française pour avoir vécu 14 ans à l’étranger. Mais à ce moment là, comment enrichir, au niveau national, l’idée d’une politique nationale de l’Europe ? C’est surtout là qu’il y a une dichotomie : d’une part le travail politique international se déroule avec des enjeux nécessitant une certaine force de frappe, d’autre part, à l’intérieur, il n’y a pas dans un pays comme la France de conscience politique au delà de grands enjeux de stratégie mondiale. Alors qu’on vient de dire que, dans certains domaines (comme la culture), l’Europe existe depuis toujours.
Hubert Védrine
La France n’a rien de particulier sur ce plan. Il n’y a aucun débat dans aucun pays d’Europe qui soit dominé sur analyse des enjeux globaux. Il n’y a pas de nombrilisme français. Ce qu’on peut faire pour progresser, c’est expliquer mieux les enjeux à l’opinion publique, qui est demandeuse d’explications vraies plutôt que de commentaires chimériques.
Question de Christophe Prochasson : Il me semble qu’il y a deux niveaux de discussion dans notre journée. Tout d’abord, sur les discussions qui concernent les relations entre Etats. C’est le sens de l’exposé d’Hubert Védrine, on voit bien, quand vous parlez d’Europe, vous parlez fondamentalement de relations entre Etats avec les intérêts en jeu entre ces Etats. On pourrait là vous reprocher d’être un alignement réaliste qui exclut la volonté politique elle même. Vous soutenez, ce qui me semble très audacieux, que l’Etat-Nation est un horizon historique indépassable, ce qui n’est pas avéré dans la mesure où ce sont des créations en fait assez récentes et qu’ils ont eu plusieurs formes. Au fond, ce qui nous a intéressé ce matin, c’est la déconstruction du sentiment national et le constat d’une crise de ce sentiment national en France. On voit bien comment ce sentiment national a été construit par un ensemble de dispositifs culturels, qui ont supposé l’adhésion des populations à la Nation. La question que je voudrais vous poser à tous, c’est : que pourrait être l’équivalent d’un sentiment d’adhésion à l’Europe, c’est à dire l’équivalent d’un sentiment national au niveau européen ? Quelles sont les mesures, les politiques, les engagements intellectuels, culturels qui pourraient être lancés ? Hubert Védrine, croyez-vous qu’il soit possible d’établir, de faire naître par volonté politique une telle adhésion ?
Anne-Marie Thiesse
La réalité se rappelle à nous. L’Europe n’a jamais été une utopie, ça a été une réalité qui a été finalement bien construite. Mais énoncer que le national est indépassable, c’est oublier qu’il n’a pas toujours existé. N’oublions pas que la prévision historique est difficile, que l’Europe s’est constituée dans le cadre de la guerre froide mais que la guerre froide ne s’est pas terminée comme on l’avait imaginé. L’avenir n’est pas toujours la continuation du présent Nous pouvons donc imaginer l’avenir.
Anne Marie Lizin
Les Belges sont plus pratiques, l’Europe fonctionne, organise l’agriculture, le commerce. Cette machine fonctionne de façon gigantesque, elle ne reculera pas. Tout le problème est de savoir si on peut lui donner, par rapport à des enjeux d’aujourd’hui, un supplément d’âme qui soit partagé par les gens et pas simplement ce qui a constitué la construction des années 50. Il y a une quotidienneté très grande du travail européen, il y a tous les jours des milliers de fonctionnaires, qui font l’Europe à Bruxelles et dans d’autres lieux plus épars. En Belgique, il n’y a pas besoin de faire partager plus ce sentiment car tout le monde vit autour de cela dans Bruxelles. Ce que les gens n’admettent pas, c’est l’option libérale de cette Europe, si l'on pouvait avoir un fil conducteur pour dire : "il y a tellement de dégâts, de violence dans le monde d’aujourd’hui dus au libéralisme, nous, gens de gauche, nous allons faire de l’Europe quelque chose qui est porteur de l’inverse, l’anti racisme, le refus de la violence entre les gens et dans les relations et le refus du libéralisme". Faire partager quelques idées très simples, ce serait mieux que d’entrer trop dans les détails des politiques, on arriverait à trouver des mots simples pour recréer l’enthousiasme des jeunes. On a le potentiel, mais on ne l’exprime pas bien. Les gens décrochent quand ils entendent un débat européen, il faut reparler de choses simples, de la vie de tous les jours.
Stéphane Fiévet
Je vais déborder de mon rôle de modérateur pendant 5 minutes. Je suis en train de conclure un rapport que je dois remettre à Mme la Ministre de la Culture sur le spectacle vivant en Europe et cela avant le commencement de la Présidence française. Je suis stupéfait de la somme considérable de déclarations humanistes et généreuses qui s’accumulent dans les textes européens et du décalage qui existe entre cette somme déclarative et le peu de moyens mis en oeuvre pour le spectacle vivant en Europe.
Une de mes convictions est que si l'on veut construire une réelle Europe de la Culture, cela passera d’abord par une construction puissante des politiques nationales de la Culture.
Henri Audier
Ne faisons pas l’inverse de "l’Europe, cause de tout les maux" et maintenant "l’Europe, cause de toutes les utopies". Parce que finalement, si on veut faire avancer les choses, l’Etat-Nation reste le creuset de la démocratie, si on veut combattre les effets du libéralisme, la première chose est de les combattre chez nous. Quelqu’un parlait de la croissance qu’il nous manque pour aider la recherche. En 1995, l’Allemagne et l’Autriche étaient derrière nous en ce domaine, ils sont aujourd’hui devant nous, il y a une large marge de latitude pour les Etats afin de mettre en places des politiques sans pour autant attendre tout de l’Europe. Si nous voulons faire avancer un certain nombre d’utopies européennes, commençons par les faire avancer chez nous.
Hubert Védrine
Premièrement, je n’ai pas dit que le national était indépassable, je n’en sais rien historiquement à long terme, j’ai dit qu’aujourd’hui, il ne l’était pas. Tous les discours fondés sur le fait que c’était déjà dépassé et qu’il faut rejeter ça et penser autrement à la place, débouchent dans le vide car on n’a pas réussi à construire un creuset démocratique réel en dehors de l’Etat-Nation. Je me méfie de ce discours-là car il déresponsabilise depuis 20 ans, ce qui se passe au niveau de chaque Etat-Nation. Si ce qui se passe à notre niveau est condamné par l’histoire et dépassé parce qu’on est trop petit, au fond on s’en fiche, ce n’est pas important. Deuxième remarque sur l’angélisme, cela m’inquiète. Le choc écologique, démographique, économique, stratégique… : je suis terrifié par l’angélisme européen. Les éléments d’adhésion à l’Europe. Tout d’abord, il n’y a pas d’adhésion possible si l’Europe ne se stabilise pas géographiquement. Une autre chose est que la construction européenne doit défendre les intérêts, les valeurs, les convictions des européens dans le monde.
Conclusion d’Anne Hidalgo, Première adjointe au Maire de Paris
L’exercice de conclusion est redoutable car nous avons débattu de nombreuses notions et il serait vraiment très prétentieux d’espérer conclure de manière exhaustive. Avant tout, je voudrais vous remercier toutes et tous : les intervenants et Gérard Paquet qui nous a accueillis à la maison des Métallos. Nous avons voulu que ce projet permette des croisements, des convergences entre artistes, politiques, et associatifs. En tant que femme de gauche, née en Espagne, naturalisée française à 14 ans et possédant la double nationalité franco-espagnole, je me suis toujours sentie à l’aise en France, dans ce pays creuset d’une expérience démocratique de long terme. La notion de laïcité par exemple nous est « jalousée » par beaucoup car elle représente un modèle de vivre ensemble qui permet d’échapper à cette compétition, à cette juxtaposition de communautés parfois cloisonnées dans le modèle anglo-saxon. En tant que femme de gauche, je me suis toujours sentie à l’aise pour revendiquer la Nation française comme espace de démocratie construit et je me retrouve dans l’affirmation de ses principes fondateurs. Mais je me suis toujours sentie, comme la plupart des gens de gauche dans notre pays, réticente, réservée, critique voire combative par rapport à un sentiment d’identité nationale qui ne signifie pas la même chose. Le « sentiment d’identité nationale » a été utilisé à divers moments de notre histoire, et même très récemment, souvent pour être brandi comme une forme de drapeau qui visait à se distinguer de l’étranger, à désigner l’étranger comme une menace pour ce fondement culturel commun. Lorsque ce thème a fait irruption dans le débat public et dans la campagne présidentielle en 2007, je me suis dit avec une forme de stupeur : « Que répondre à cela en tant que responsable politique de gauche ? ».
Je partage l’idée d’Hubert Védrine que la gauche et ses responsables ne peuvent pas placer un voile devant leurs yeux en considérant que la référence à l’identité nationale est toujours fournie par des intentions anti-démocratiques. Il faut reconnaître que certains de nos concitoyens sont préoccupés par la difficulté de se situer dans un monde globalisé et dans lequel l’Europe apparaît aussi comme un espace de concurrence.
Dans cette déstabilisation générale, la référence à l’identité nationale a trouvé un écho car certains de nos concitoyens inquiets se sont dit : « Voilà ce à quoi je peux me raccrocher et qui va pouvoir me sécuriser. » Que dit le politique par rapport à cela ? C’est dans la réponse du politique qu’il y a matière à discussion. La réponse de la droite a été simple, tactique mais théorisée ; ç’a été de dire : « Puisque les Français éprouvent un sentiment de danger dans ce monde dont ils ne comprennent plus bien les repères, utilisons ce terme d’identité nationale pour créer un réflexe dans lequel une parole forte, simpliste, caricaturale du politique va les rassurer ».
Quand le gouvernement est allé jusqu’à proposer des tests ADN pour le regroupement familial, la référence à la génétique dans ce débat pouvait sembler rassurante pour une partie de la population inquiète des évolutions complexes du monde mais, pour nous, femmes et hommes de gauche, c’est évidemment extrêmement inquiétant.
Pour moi, il ne faut pas y répondre par l’emballement. Je rejoins ce que disait Stéphane ce matin, il faut accepter la complexité du monde. Notre rôle en tant que politiques, c’est d’élaborer des projets, de construire des chemins pour aller vers des objectifs qui sont reliés entre eux par une conviction, une philosophie, ce qui fonde notre appartenance à la gauche, mais c’est aussi d’entendre et d’être des médiateurs de ces idéaux, de ces utopies, de ces projets vis-à-vis de la population. Notre réponse ne peut pas être de dire simplement : « Ce sentiment, cette identité nationale est un sujet que nous devons travailler, accompagner ». Nous devons le déconstruire. Ma conviction de femme de gauche est qu’il faut partir, comme nous l’avons fait aujourd’hui, de ce qui fonde la Nation, de ses valeurs fondatrices, d’un cadre démocratique qui mérite toujours d’être affirmé et présenté à nos concitoyens. Si nous définissons l’identité nationale comme seule appartenance géographique, linguistique et historique, si notre discours sur l’identité nationale flatte encore plus ce sentiment, nous ne sommes plus dans notre rôle. En tous les cas, même si Nicolas Sarkozy, pendant cette campagne, s’est livré à un exercice bien connu dans le marketing commercial, la triangulation (aller chercher des thématiques de ses concurrents, les intégrer, les faire siennes), il l’a fait avec brio en allant chercher des références à Jaurès, Blum, etc. Nous avons tenté, d’une certaine façon, cette triangulation en allant chercher sur cette même thématique mais d’une manière moins travaillée, moins pensée. Ce n’est pas une critique de personne mais une critique du travail que nous n’avons pas fourni avant cette campagne électorale pour être en mesure d’apporter une réponse construite, partagée, pour laquelle, lors de cette confrontation, politiques, chercheurs, artistes, scientifiques auraient pu élaborer des éléments de réponse et non pas réagir comme nous avons été obligé de le faire au gré des événements. La discussion que nous menons aujourd’hui autour de cette thématique montre la difficulté de la gauche. J’ai toujours considéré qu’il était plus difficile d’être de gauche que de droite, car il existe un réflexe naturel à vouloir protéger nos propres intérêts, ce que nous sommes, c’est une forme d’égoïsme naturel à chaque être humain, flatté par les idéologies et les politiques de droite. En revanche, il est toujours plus difficile de passer par une forme de théorisation, de distanciation par rapport à soi-même et à ses propres intérêts, de considérer que tout seul on n’est rien et que c’est uniquement dans le rapport aux autres qu’on peut se construire. Construire quelque chose ensemble, c’est toujours plus complexe et cela nécessite un travail intellectuel plus compliqué.
Je crois que nous nous heurtons à cette difficulté-là. Si la gauche considère que, pour répondre à l’opinion publique et aux questionnements qu’elle lui renvoie, il faut abonder dans son sens, ne pas la braquer pour essayer de l’entraîner vers notre projet, c’est extrêmement risqué. Dès lors qu’on considère que nous avons, face à nous ou avec nous, une question posée à l’opinion et non à des citoyens, on sollicitera davantage l’émotion, la réaction ponctuelle sur un sujet donné que la raison, qui nécessite du temps, de l’apprentissage, de la discussion, et l’acceptation d’une confrontation nécessairement complexe. Cela peut être une voie beaucoup plus facile, mais le chemin que la gauche doit construire, dans sa méthode et dans sa relation aux citoyens nationaux et européens, doit être plus intéressant dans la durée, même s‘il n’est pas garanti d’aboutir à son projet et à ce qu’il défend.
J’en viens au point qui me paraît le plus important. Sur les questions concernant spécifiquement la France, la Nation française, le rapport des citoyens à la Nation, nous devons reprendre la discussion à travers des réunions comme celles-ci, aider le politique à être un médiateur vis-à-vis des citoyens pour entraîner la population vers des projets dans lesquels le rapport à l’autre n’est pas traité sous forme d’agressivité ou d’exclusion.
Nous devons reprendre ce travail pour avancer en France et en Europe, même si l’expérience n’est pas en tout point concluante et que le résultat du référendum de 2005 devait beaucoup à un certain manque de courage politique dans chaque pays et en France en particulier (les responsables politiques nationaux ont souvent dit que leurs échecs étaient liés à ce qu’ils n’avaient pas obtenu au niveau européen). Il était alors très difficile d’arriver à un résultat autre que le NON français, ayant construit ce rapport d’une opinion publique et de citoyens eurosceptiques, et ayant fortement contribué à ce scepticisme. Je crois que, dans cet espace européen, nous devons également mener cette discussion avec la gauche européenne. La gauche européenne, ce ne sont pas seulement les partis de gauche qui existent en Europe, ce sont aussi les milieux intellectuels et artistiques.
Au-delà de ça, nous avons aussi besoin – et c’est une leçon que nous pouvons tirer des récents scrutins électoraux français et européens - de faire vivre ces affirmations, ces symboles, ces valeurs universelles auxquels nous nous accrochons : l’idée de République à laquelle nous sommes tous attachés ne doit pas rester dans l’incantation au risque de se fragiliser. Si des populations en souffrance dans un quartier n’entendent de nous que l’affirmation dans la croyance en une valeur républicaine comme la croyance en telle ou telle religion, au bout d’un moment, si rien ne change dans la vie quotidienne, ces croyances vont se dévaloriser. Ces réflexions sur la fragilité des rapports du citoyen à la démocratie et le fait que beaucoup se réfugient dans des leurres doivent nous entraîner, nous politiques, à affirmer fortement les valeurs auxquelles nous croyons et que nous voulons défendre (la République en étant le réceptacle ). Nous devons aussi le traduire en actes concrets. Si nous ne menons pas, en relation avec ces affirmations républicaines, une politique sociale forte, une politique culturelle de soutien à la création, une politique éducative de lutte contre l’échec scolaire et qui donne aux enfants de notre pays des chances de réussir, si nous ne le faisons pas, nous fragilisons l’ensemble et nous poussons nos concitoyens à se réfugier dans des approches plus simplistes et très dangereuses pour la démocratie.
Cette réflexion autour de l’identité nationale que les fondateurs de l’association Argument public ont proposée aujourd’hui doit être poursuivie et approfondie. On se disait tout à l’heure qu’on aurait pu tenir cette réunion devant le bureau national du Parti Socialiste. On aurait pu le proposer, mais pour l’instant tout le monde est occupé à autre chose et c’est toujours cela le problème.
Prendre le luxe de ce temps qui nous est donné pour réfléchir, pour confronter nos points de vue, pas uniquement des politiques entre eux avec les journalistes ou les commentateurs de la vie politique, mais aussi avec des personnes qui jettent un autre regard, un autre diagnostic sur la société à partir de leur propre implication professionnelle ou artistique, c’est un exercice essentiel que nous souhaitons poursuivre. C’est le sens de cette association Argument public. Mon propos n’est donc pas une conclusion mais une invitation à poursuivre un débat. Comme l’idée de Nation n’est pas une idée aboutie en soi, l’idée de débat et de confrontation ne peut pas non plus être aboutie au stade auquel nous en sommes. Au contraire, nous devons imaginer de nouvelles formes et de nouveaux thèmes pour les expertiser, les approfondir ensemble.
Je souhaiterais formuler un voeu. Aujourd’hui, on parle beaucoup de développement durable, chacun prend en compte la fragilité de ce que nous sommes, la fragilité de la planète, des démocraties. L’invitation qui est faite aux politiques, aux scientifiques, aux intellectuels, aux artistes à travers ce type de débat, c’est aussi d’essayer de construire quelque chose dans la durée.
Nous sommes aussi attendus sur ce point. Aujourd’hui, beaucoup de commentateurs de la vie politique nous disent : « Finalement, qu’est-ce que vous avez de nouveau à proposer ? ». La question pertinente pour nos concitoyens, est-ce ce qu’il y a de nouveau à proposer, ou bien ce que nous pouvons proposer, décider ensemble, dans des dispositifs et des systèmes démocratiques qui nous permettraient de construire de façon pérenne des réflexions, des projets qui amèneraient une alternative de gauche en France ? Cela pourrait être aussi vrai s’il y avait une majorité de pays gouvernés à gauche au niveau européen, on pourrait produire dans la durée quelque chose qui ne soit pas simplement un temps, un moment, une expérience très datée de la gauche au pouvoir. Cette notion de durée est fondamentale. Si nous voulons qu’elle soit présente dans nos réflexions et nos propositions à nos concitoyens, il faut la travailler de façon sérieuse et approfondie, sans tabous et sans nous laisser aller à la facilité imposée par un système médiatico-politique qui exige qu’on réponde à toutes les questions fondamentales en 30 secondes, par oui ou par non, . C’est aussi une invitation à accepter la complexité, à sortir du débat binaire pour considérer que la pression et le temps dans lequel on demande au politique d’exprimer une idée, une conviction, une pensée, n’est pas compatible avec l’exercice démocratique et avec l’exercice de la raison qui demande du temps, le temps de l’apprentissage, de la discussion. Nous avons quatre ans devant nous pour mettre en oeuvre une méthode de travail. L’Argument Public pourra alors offrir sa modeste contribution, apporter son grain de sel pour que cette pensée de gauche ne cède pas aux facilités qui lui sont suggérées voire imposées. C’est un programme ambitieux mais la présence des intervenants et du public montre votre intérêt et nous encourage à poursuivre.
Je vous en remercie infiniment.
12/06/2008
Ce document est une retranscription du colloque organisé par l'Argument Public, le samedi 17 mai 2008, à Paris à la Maison des Métallos. Les propos tenus engagent leurs auteurs exclusivement.
Jacques Renard
La première table ronde a montré les difficultés et peut être les risques du concept d’identité nationale, d’identité de la France, de la Nation. Un autre clivage aurait pu aussi être évoqué : patriotisme et nationalisme. Nous allons tenter à présent d’évoquer ici les éléments constitutifs de l’identité nationale, de la Nation ou de ce que certains ont appelé le modèle français : l’universalisme républicain égalitaire, la laïcité, le rôle de l’Etat qui a une place spécifique en France par rapport à d’autres pays, la place ou le rôle de la France dans le monde, le modèle social.
Autant d’éléments qui constituent ou qui ont constitué cette configuration permettent de parler de l’identité nationale ou de la Nation. Ce qui est intéressant c’est de voir aussi que ces éléments constitutifs sont aujourd’hui interpellés et parfois mis en cause. Les mutations de la société ou du monde mettraient à bas ou en danger ces éléments.
Ce qui est considéré traditionnellement comme les "atouts" de la France peut se déprécier : par exemple la langue française, ou la place de la France dans le monde, il suffit de se référer aux thèses "déclinistes". Il convient aussi de ne pas oublier le "ressenti" des Français, que certains identifient grâce à des sondages, des études ou des interprétations. Ils sont en cela rejoints par certaines réflexions d’intellectuels ou d’observateurs de haut niveau sur la façon d’interpréter l’évolution de la France à l'occasion du "non" au référendum européen ou de la crise des banlieues. Ainsi, Marcel Gauchet considère qu’on peut parler en France d’un "désespoir collectif". Hubert Védrine dans ses ouvrages les plus récents, évoque un pessimisme spécifique à la France, aux Français, puisque, si tous les pays ressentent des difficultés vis-à-vis de la mondialisation, il y a cependant une perte de confiance qui est spécifique à la France par rapport à l’évolution et aux mutations du monde. Un certain nombre de questions se posent : ces repères sont-ils pertinents ?
Comment l’histoire peut-elle aider à comprendre les conditions de création de ces éléments constitutifs ? Peut elle rendre compte de leur évolution, et de leurs difficultés actuelles ?
Du côté de la culture et des artistes, parce que le regard que les artistes portent sur la société est irremplaçable, il apparaît que le champ artistique et culturel est au coeur de ces débats sur universalité/singularité, interculturalité/multiculturalité, dés lors que maintes productions en rendent compte.
Jacques Renard et Brigitte Krulic
Brigitte Krulic
Mon point de vue sera celui de l’historienne et reprendra certains échos de ce qui a été dit au cours de la première table ronde et notamment des propos de Catherine Trautmann sur la laïcité. Ce problème est un problème philosophique majeur, je n’apporterai que des points de repère : comment être à la fois égal et différent ? Comment assurer à la fois l’égalité et la pratique de la reconnaissance de la diversité ? Cet enjeu me semble absolument crucial. Le point de repère dont je vais essayer d’esquisser les enjeux et les modalités est cet universalisme républicain, mentionné au début de la table ronde. L’universalisme républicain ne connaît que des individus, pas des communautés.
Je reprends tout d’abord un élément d’actualité qui a fait couler beaucoup d’encre récemment, la décision du Conseil Constitutionnel de novembre 2007 censurant l’article 63 de la loi Hortefeux relatif aux statistiques ethniques : "L’article n’est pas conforme à la Constitution parce qu’il contrevient au principe énoncé dans le titre premier article 2 de la Constitution ("la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale, elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion"), il en résulte que les traitements nécessaires aux études statistiques ne sauraient reposer sur l’origine ethnique ou la race". Cette référence à l’universalisme du modèle républicain continue à irriguer la culture politique française, c’est un élément dont nous devons tenir compte car les historiens s'intéressent à la longue durée, qui se retrouve dans un certain nombre de pratiques. Le modèle républicain, qui est la forme sublimée de la France où fusionnent le peuple, la Nation et l’Etat, définit des modalités de construction d’un modèle politique fondé sur l’égalité des individus émancipés des déterminations objectives, ce point a été abordé lors de la précédente table ronde. Ces déterminations objectives peuvent être l’origine "ethnique", le sexe, la religion etc. La République constitue une communauté de citoyens, les déterminations objectives sont subordonnées à l’appartenance citoyenne, laquelle ne reconnaît pas ces déterminations. Je rappelle là le principe classique du modèle républicain.
Les origines historiques sont connues : la Révolution Française, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dont l’article 3 définit le principe de souveraineté qui réside essentiellement en la Nation, mais l’article premier affirme l’égalité de droit, ces deux articles fondateurs de la Déclaration sont donc indissociables. Le principe d’égalité (article premier) comme la Déclaration dans son ensemble consacrent l’avènement du peuple comme principe agissant et légitimant l’histoire. Cette définition du peuple puise sa source dans le contrat social de Rousseau, revu et interprété par les constituants et le personnel politique révolutionnaire. Cette révolution qui a crée la République une et indivisible postule l’existence d’individus égaux, dégagés des juridictions intermédiaires et placés directement en relation avec l’Etat garant de l’intérêt général.
L’émancipation des individus des déterminations religieuses par certaines mesures emblématiques prises dès les premiers temps de la Révolution (l’émancipation des juifs, qui deviennent des citoyens à part entière, l’unité administrative, la création des départements et du système métrique, le rapport de l’abbé Grégoire sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, l’abolition des corporations par la loi Le Chapelier) s’inscrivent dans l’oeuvre législative de la Constituante qui vise à homogénéiser la diversité de la France d’Ancien Régime pour fonder autour de principes universels ancrés dans le droit naturel le peuple français uni composé d’individus égaux en droit. Cette matrice révolutionnaire joue un rôle fondateur dans la "culture politique française" ou dans le "modèle républicain français".
Cette tradition unitaire perfectionnée par les Jacobins, par Napoléon puis par l’oeuvre de la Troisième République postule l’homogénéité du peuple français avec beaucoup de ferveur, d’autant plus que le substrat anthropologique, sociologique, linguistique de la France est hétérogène (beaucoup de langues régionales et ce jusque tard dans l’histoire de France). Cette "France inventée" (oeuvre d’Hervé Le Bras et d’Emmanuel Todd) est une France qui participe à la construction d’un modèle qui repose sur la résorption des déterminations, pas leur abolition, en modèle du citoyen qui garantit l’unité du corps politique. C’est le fondement de la conception politique ou dite élective de la Nation à la française, concrétisée dans le droit de la citoyenneté (le droit du sol) qui est une constante depuis 1889 (malgré la parenthèse de Vichy).
L’intégration à la communauté des citoyens s’effectue sur le mode des individus pris isolément et non des communautés ethniques prises collectivement, on peut faire référence à la formule de Clermont-Tonnerre qui plaide en décembre 1789 pour l’admission des juifs aux fonctions municipales et provinciales : "Il faut refuser tout aux juifs comme Nation dans le sens de corps constitué et accorder tout aux juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’Etat ni un corps politique ni un ordre, il faut qu’ils soient individuellement citoyens." Il ne peut corrélativement y avoir de peuple corse composante du peuple français comme l’a rappelé le Conseil Constitutionnel dans sa célèbre décision du 9 mai 1991 au motif "que le peuple français se compose de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion". De même, le Conseil Constitutionnel a déclaré inconstitutionnelles dans sa décision du 15 juin 1999 certaines dispositions de la Charte Européenne des langues régionales ou minoritaires qui confèrent des droits spécifiques à des groupes de locuteurs de langues régionales ou minoritaires à l’intérieur de territoires dans lesquels ces langues sont pratiquées, portant ainsi atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité, d’égalité et d’unicité du peuple français. Dans ce modèle de l’universalisme républicain, une place stratégique est dévolue à la laïcité (article 2 de la Constitution de 1958), qui est un principe de séparation entre la logique sociologique des déterminations objectives et la logique politique présidant à l’avènement du citoyen. La laïcité est fondamentalement un principe de neutralité, qui repose sur la délimitation de domaines de compétences, elle est au coeur du modèle républicain car elle est le gage de l’unité spirituelle nécessaire à la République. La laïcité s’inscrit dans un universalisme susceptible de surmonter les divisions politiques et les clivages idéologiques entre républicains et, à l’époque ou la laïcité a été introduite (on retrouve cela dans les discours fondateurs de Gambetta au début de la Troisième République), de fonder la légitimité politique, intellectuelle et morale du régime.
Ce modèle républicain a été soumis depuis un demi-siècle à des critiques à la fois théoriques et politiques étayées et dont on aura l’occasion de reparler; le problème de fond est la conciliation de ce modèle dont l’universalisme constitue un pilier avec la reconnaissance des diversités, qui est un enjeu fondamental et pas seulement pour la France.
On peut citer pêle-mêle certaines évolutions récentes : la parité, l’introduction de quotas, la "discrimination positive à la française". Ce sont des pistes d’évolution qui sont au coeur des débats dont les réponses sont complexes. Cependant, il faut garder à l’esprit certains repères pour esquisser des pistes d’évolutions possibles.
Pap Ndiaye
On peut commencer par une forme d’anniversaire : il y a un mois exactement, Aimé Césaire mourrait. On se souvient que le monde politique dans son ensemble s’est pressé à ses funérailles à Fort-de-France. Passons sur la visite de Nicolas Sarkozy et son discours de Fort-de-France, il y a peu de choses à en dire tellement il me semble inepte, je ne le commenterai pas. En revanche, j’ai été frappé par les hommages rendus par la gauche, le Parti Socialiste en particulier. Lionel Jospin a alors insisté en disant qu’Aimé Césaire était un homme de gauche, que le camp de la gauche était là. Il n’avait pas entièrement tort car Aimé Césaire se pensait comme un homme de gauche, mais on doit reconnaître que la gauche dans son ensemble n’a pas accordé une grande attention à l’oeuvre d’Aimé Césaire au-delà des paroles convenues sur la fraternité et le métissage.
Mais l’oeuvre de Césaire est bien plus conséquente car il engageait une forme de remise en cause du fameux modèle de l’universalisme républicain dont on parlait toute à l’heure, remise en cause que la gauche a du mal à entendre dans son ensemble. C’est pourquoi cet hommage m’a semblé paradoxal : hommage à quelqu’un qu’on n'a pas réellement écouté.
Deux questions me semblent en jeu dans ce que pouvait écrire et dire Aimé Césaire et dans l’espace public français aujourd’hui. D’une part, la question des minorités et d’autre part, la question des identités.
On peut commencer par la question minoritaire. La notion de minorité telle qu’elle a été construite par les sciences sociales et d’abord par les sciences sociales américaines à partir des années 30 et 40, on pense là à l’Ecole de sociologie de Chicago (Young, Louis Wirth auteur de l’ouvrage sur le ghetto américain), cette notion a été pensée pour réfléchir sur un ensemble d’expériences sociales partagées par un groupe quelconque indépendamment de la nature des liens culturels ou communautaires qui peuvent unir ces personnes. Une minorité délimite un groupe social qui a pour partage commun un stigmate, stigmate lié au sexe, à la couleur de peau, à l’apparence physique, au comportement sexuel, etc.
La notion de minorité s’est imposée dans les sciences sociales américaines mais aussi dans les politiques publiques car elle permettait de penser une situation sociale indépendamment de la question de l’identité et donc de penser des politiques de réduction des torts subis par les personnes concernées.
Cette notion de minorité est apparue en France plus récemment, même si elle est peu stabilisée dans le discours public et nourrie de certaines ambiguïtés, elle paraît utile car permet de réfléchir sur la manière dont les sciences sociales françaises et parallèlement la manière dont la gauche française se sont mobilisées autour de la constitution des groupes qui ont fondé l'action politique et la recherche scientifique. La notion de minorité permet de repenser des objets de recherche et d’action publique. En France, les sciences sociales ont favorisé des objets particuliers, la classe ouvrière par exemple était investie d’espérances politiques, ces groupes étaient conçus comme dépositaires et représentants du bien commun dans la perspective marxiste. La notion de minorité permet de réfléchir sur les sciences sociales et sur des expériences sociales, qui peuvent être indépendantes (du lieu de naissance par exemple pour parler de la minorité noire). La notion de minorité est donc utile et la gauche peut réfléchir là dessus pour penser des politiques de réduction des torts subis par les personnes en question, et donc des politiques de justice sociale. La notion d’identité telle qu'elle est présente dans la réflexion d’Aimé Césaire renvoie à la question des identités culturelles et de leur expression dans l’espace public. Cette question a émergé réellement dans les années 30 en France avec la négritude de Senghor et Césaire, elle a émergé à nouveau dans les années 70 autour du problème des identités régionales dans certaines régions françaises, qui avaient reçu un accueil plutôt favorable de la gauche (les lois de décentralisation du début des années 80 reconnaissaient les langues régionales).
Puis, les choses se sont refermées au milieu des années 80 parce que les identités immigrées au milieu des années 80 et la montée du Front National ont été perçues comme étrangères et menaçantes, et parce que la question des expressions identitaires culturelles a été perçue comme favorisant la désaffiliation de la classe ouvrière. Par rapport au désarroi politique et sociologique lié pour une bonne part à la réduction et à la fragmentation de la classe ouvrière, la question de l’identité a été perçue comme une menace accélérant ces phénomènes de désagrégation alors qu’il aurait fallu imaginer des fronts de classes. On a manqué à cause de ce soupçon encore très présent dans les sciences sociales françaises de réflexions multiculturelles, qui se sont développées dans le monde anglophone à partir des années 80 : un ensemble de réflexions théoriques sur l’expression des identités culturelles sous des angles variables (linguistique, religieux) et sur l’accueil de ces expressions culturelles et des dispositifs pratiques permettant que le multiculturalisme ne soit pas qu’un discours théorique mais qu’il soit assis aussi sur des considérations pratiques. D’une manière générale, la réflexion sur le multiculturalisme peut être critique, distanciée, permet de penser les différences culturelles non pas comme des vestiges du passé attendant d’être balayés par la fameuse assimilation française mais permet de réfléchir aux théories de la reconnaissance de la diversité.
La gauche pourrait se saisir de ces théories car il y est question de justice, qui est présente dans l’approche minoritaire car liée à la réduction des torts et des méfaits induits par le stigmate dont il était question toute à l’heure (luttes contre le racisme…). La question de la justice est aussi présente dans la demande de reconnaissance des identités culturelles, parce que la discrimination en tant qu’obstacle à l’accès égal aux mondes sociaux et à la communauté politique entrave la reconnaissance des identités non conformes au monde en question et représente en cela une forme de mépris et d’humiliation de celles et de ceux qui les portent.
Lorsqu’on réfléchit sur les renouvellements intellectuels de la gauche, la question de la justice ne peut pas être rabattue sur la question de la justice sociale ou de la classe qui organise intellectuellement la gauche depuis un siècle. La justice sociale peut inclure des réflexions sur d’autre formes d’inégalité qui ne relèvent pas de la classe même si elles sont très liées aux positions de classe. Lorsqu’on réfléchit làdessus, on réfléchit sur les positions minoritaires et aussi sur les positions identitaires liées à la reconnaissance de la diversité culturelle.
Bernardo Montet
Pour moi, la définition du "être français" aujourd’hui n’est pas la même que pour nos aînés, elle se décline et se définit différemment. Nos aînés, mes ancêtres, "purs fruits de la colonisation", ne pouvaient se définir que par leur origine (maghrébine…). Je suis légataire de l’histoire de la France, je dois l’assumer et la connaître pour pouvoir l’expliquer à ceux qui ne la connaissent pas et me justifier sur le fait d’être là. La notion d’appartenance explose littéralement, il reste l’être, la question de l’identité pour moi est avant tout un être dans le monde. Être français, c’est d’une part réussir à penser l’autre, à se penser avec l’autre, à penser l’autre en soi. L’art et la culture ont leur rôle à jouer dans cette conscience identitaire ; c’est pour cela que lorsque le ministre de l’Education Nationale décide de faire apprendre aux enfants comme fondamental : "lire, écrire, compter et l’éducation civique" en oubliant consciemment ou inconsciemment l’art et la culture, il est clair qu’on est face à un gouvernement qui considère l’art et la culture comme non fondamental pour la structure d’un enfant et donc d’un citoyen. De ce point de vue-là, c’est très choquant car l’art a toujours été un outil essentiel de transmission d’un individu à l’autre, d’une génération à l’autre, d’une civilisation à l’autre. Etre face à cette pensée-là, me fait dire aujourd’hui qu’il est très important pour nous, artistes, de se positionner dans cet "état naïf". Je revendique cette naïveté, elle est aussi la preuve d’un parti pris au-delà de tout ce qu’on peut entendre aujourd’hui.
C’est peut-être pour cela qu’on a aujourd’hui beaucoup d’étrangers et de personnes d’origine étrangère dans le milieu de l’art car c’est encore le seul espace de liberté totale, ou l’expérimentation, la proposition, l’échange, l’invention et le vivre ensemble ont encore une place très importante.
Une des clauses qui a été enlevée par le ministre de l’Education Nationale, c’est le vivre ensemble, qui a été remplacé par "apprendre à être un élève" comme on apprendrait à être un soldat. Ces choses là, aussi anodines soient elles, font que la question de l’identité nationale se pose, puisque le fondement même de l’éducation d’un individu et d’un citoyen n’intègre pas cette notion d’art et de culture. Notre responsabilité aujourd’hui est d’insister pour que ces choses là soient absolument à la base de l’éducation nationale.
Après, la question de l’identité reste un mystère pour moi. Peut-être un mystère à vivre au plus ouvert, il est vrai qu’au bout d’un moment, cette question d’appartenance fait que la question du territoire explose, la question des frontières explose, si ce n’est que la frontière d’antan de l’Europe nous distinguait et nous séparait, aujourd’hui les frontières nous distinguent et nous relient. On est passé de l’Etat-Nation à une Nation qui est plus relation que séparation, dans son objectif de fond.
Moi qui suis d’origine guyanaise. Quand je vais à Saint-Domingue avec mon passeport français et qu’à la douane, on me dit : "ça fait drôle d’avoir un passeport européen dans le territoire caribéen", je dis "mais je suis français". C’est complexe à comprendre, je suis français d’origine caribéenne et pourtant profondément européen. Ces sortes de contradictions, de frictions intellectuelles, philosophique, spirituelles, religieuses sont notre quotidien.
C’est pour cela que je pense qu’aujourd’hui, c’est une chance inouïe pour la France d’être un pays aussi riche. La raison pour laquelle j’ai accepté de venir est que jusqu’à maintenant j’avais une sorte de conviction presque atavique, je suis de gauche et ai toujours voté à gauche. Avec la question du ministère de l’Identité Nationale, quelque chose est effectivement stigmatisé et je me suis dit : il faut absolument être présent pour, au moins, évacuer la question ou du moins l’aborder différemment mais il faut absolument s’en emparer. La question de l’art reste centrale, pour nous qui sommes sur le terrain, cela reste très important. Je voudrais juste raconter une anecdote. Un petit maghrébin de 10 ans qui ne savait pas lire et écrire et dont la famille était en difficulté, Laid, vient dans le studio, j’ai vu qu’il se passait quelque chose et j’ai demandé à travailler avec lui. Au bout d’un an, il a fait de grands progrès en lecture et en écriture car écrire un mouvement dans l’espace c’est aussi écrire, lire un corps dans l’espace c’est aussi lire. Il s’est approprié les notions d’écriture et de lecture, je parle là d’art, de la manière dont à un moment, on décèle la force poétique d’un individu et c’est cela qui est important, sa puissance poétique, comment il arrive à avoir une lecture du monde tout en étant un enfant. Tout à l’heure, on parlait de singularité et on n’arrêta pas d’en parler, la singularité de chacun, dans cet échange, sans se dénaturer. Toute la question est là : affirmer son individualité, cette particularité sans se dénaturer. C’est un des objectifs de la République, pouvoir mettre des lois ou autre chose, qui existe. On parlait tout à l’heure de Malraux ; je suis le directeur d’un centre national, le mot "national" a une signification : l’Etat pense que la culture n’est plus une affaire de quelques-uns, c’est une chose qui a un programme, qui s’organise. Le "national" veut dire que l’accès à la culture est une chose nationale, quelque chose dépasse les régionalismes et les communautarismes pour s’inscrire dans quelque chose de plus global et de plus riche pour moi.
Michel Duffour
Notre table ronde succède à une première table ronde où les quatre interventions ont bien précisé le débat et ont été très claires sur les pièges qui nous sont tendus et sur la manière d’y répondre. Je pense qu’il faut éviter d’avoir des affirmations trop rapides lorsqu’on indique dans l’invitation autrefois les certitudes aujourd’hui la complexité du monde. L’universalisme républicain ne connaît que des individus, mais combien d’individus laisse-t-il sur le bas de la route ? Aujourd’hui, le respect des différences et la reconnaissance de la diversité se sont imposés dans le politiquement correct sans que l’ensemble de la diversité et des différences soient prises en compte. Tous les efforts pour prolonger les modèles que nous avons connus, les rajeunir, leur redonner du souffle imposent de bien saisir quelles sont les insuffisances du modèle même lorsque des repères ont été profondément bouleversés. On fête aujourd’hui les quarante ans de mai-juin 1968, voilà une période de bouleversements où fleurissent des thèmes qui cherchent à se saisir de l’accélération de l’histoire, où tous les champs du savoir sont travaillés par la recherche entre l’individu et le collectif, par la structure et par la volonté, sans qu’on sorte du modèle lui-même et de la responsabilité publique par rapport à ce que pouvait représenter une intervention culturelle dans la Nation.
Il faut bien avouer qu’aujourd’hui et c’est, je crois, ce qui est important pour des hommes et des femmes politiques de gauche, nous sommes face à des enjeux autrement importants, avec des efforts d’adaptation à engager, de sorte que si nous ne les faisons pas, l’ensemble du modèle pourrait disparaître. Quand on est à l’heure d’une globalisation financière, quand c’est la panacée du circuit cours, que commence à surgir une culture manégériale où tout est dans l’urgence de la gestion et où la rapidité de la décision fait loi sur toute autre démarche, qui débouche sur la politique du chiffre telle que l’énonce le Président de la République, la fin du cycle telle que l’évoque la ministre de la Culture. C’est bien là un changement par rapport à une histoire, et je ne parle pas simplement des 20 dernières années, mais une histoire profonde qui fait corps avec la Nation et qui a permis de placer la culture au centre de la fabrication du corps social et des rapports sociaux.
Si seul le libre marché formate les demandes et apporte les réponses, c’est dans l’indifférence générale que notre modèle pourrait finalement disparaître sans que nous soyons en mesure de pouvoir le défendre et le porter. Je crois que cette menace demande à la gauche de réfléchir aux réponses, au souffle à apporter, sans ressasser et se plaindre d’un passé que nous ne retrouverons pas. En effet, nous ne retrouverons pas ce message vilarien qui était en osmose avec des utopies de transformation sociale et de mobilisation populaire qui ne sont plus là, mais sans abandonner les grands objectifs, les grandes missions d’éducation populaire qui font partie de notre patrimoine et qui restent un objet de conquête de cette citoyenneté réfléchie, et ce pour l’ensemble des citoyens.
Cela passe, à mes yeux et fait l’objet de débats au sein de la gauche, par de nouvelles politiques où l’on sente que les territoires dans leur ensemble sont des lieux où l’on peut travailler, sans perdre de signification sociale, la question des différences, de la diversité, la question sociale. Des politiques aussi qui offrent à des artistes et à des créateurs la possibilité, de choisir, d’affirmer aux côtés d’acteurs culturels, des actions qui rassemblent, qui unissent, qui permettent à des individus d’accompagner cette construction et de ne pas être simplement des spectateurs à qui on demande d’acquiescer. Des politiques enfin qui permettent de croiser tout ce qui se fait à partir de l'expression des populations et en sachant que c’est souvent dans le domaine de l’art, sur le mode mineur, que surgissent les innovations sans qu’on les ait obligatoirement pensées.
C’est aussi un message fort de la Nation, du pays, des responsables politiques à l’échelle internationale, qui luttent contre tout repli sur notre territoire mais qui portent aussi des messages qui ne sont pas seulement d’adaptation au monde tel qu’il va mais proposent des alternatives.
Je ne sais pas ce que Lionel Jospin a dit à Sarkozy pour préparer la présidence de l’Union Européenne, j’avoue, mais nous n’étions pas ensemble avec Catherine, puisque je suis arrivé lorsque Catherine était partie, j’ai été Secrétaire d’Etat au moment de la présidence française de l’Union Européenne. Je peux vous avouer que j’ai été parfois quelque peu confus avec les ministres des Affaires Etrangères de pays de l’Union, qui attendaient, sur le plan culturel tout autre chose de la France dans le message qu’elle pouvait porter et que nous ne tenions pas, pour cause d’équilibre politique et de rendez-vous plus importants à préparer, à notre grand détriment. Je crois que la France, mais si Hubert Védrine vient cet après-midi, il en parlera beaucoup mieux que moi, devrait au niveau de ses attachés culturels, de sa présence, de ses expositions à monter à l’échelle du monde, de ses échanges entre artistes, faire beaucoup plus qu’on ne fait. Je vais dire quelque chose de quelque peu polémique, mais je ne crois pas qu’il faille transformer nos institutions en marques, en objets de marketing car il y a là évidemment cohérence avec le monde tel qu’il va. Je ne suis pas un chaud partisan de ce qui peut se faire dans le Golfe Persique comme mission de la France et comme message que nous envoyons. Je ne crois pas que le rapport Jouyet-Lévy sur l’économie de l’immatériel soit pour la gauche un sujet de modernité sur lequel réfléchir, il y a d’autres choses à entreprendre pour être fidèle à des messages.
Questions de la salle
Question : Ce n’est pas vraiment une question, mais plutôt un commentaire. Je me demande si on se rend bien compte combien cette idée d’identité nationale peut être contraignante et très difficile à vivre. Moi aussi je suis né ailleurs, dans un tout petit pays au nord de l’Europe, le Danemark dans les années 50, un pays ou depuis 1500 ans personne n’était venu, on vivait entre nous, au chaud, on ne se posait aucune question sur l’identité nationale. A la fin des années 60, d’autres personnes sont venues, c’est à ce moment là que je suis parti, car je n’aimais pas cette idée très étouffante, c’était vraiment un pays où il fallait vivre en respectant une certaine manière de vivre, et si on n’agissait pas de cette manière, on était puni durement. Pour échapper à cet étouffement, je suis parti, comme beaucoup d’européens à cette époque en Amérique, mais l’Amérique dont j’avais rêvé ne correspondait pas à l’Amérique réelle. L’Amérique représentait alors la diversité, mais je n’avais pas réalisé que cette variété n’exprimait que très peu la réalité, les Etats Unis étaient en fait un pays très conformiste sous de nombreux aspects, là aussi je ne me sentais pas à l’aise. Vous parliez de statistiques ethniques, j’étais mal à l’aise lors du recensement de la population, j’ai reçu un papier dans lequel l’état américain me demande si je suis caucasien, noir, hispanique, juif… Je suis, d’après la terminologie américaine caucasien (blanc, européen) mais que veulent dire ces catégories ? On parle d’un côté de couleur de peau (noir : afro-américain), mais de l’autre côté, on parle d’une religion (juif), d’une langue (hispanique). On voulait m’enfermer dans quelque chose, je n’avais pas vraiment la liberté de choix, il fallait que je m’inscrive dans une de ces catégories. Désormais, on a changé, on permet de cocher deux cases, on peut être hispanique et noir… A l’époque, on me demandait ma religion, je n’en ai aucune, c’était impossible. Finalement, je suis venu en France, parce qu’il me semble qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans ce pays, quelque chose de différent, qu’il était possible d’échapper à cette prédétermination.
Un exemple m’avait fait jubiler à l’époque : je m’intéresse à l’histoire, j’ai beaucoup lu sur l’histoire française surtout sur la IVème et la Vème République, il y a certains noms que l’on rencontre (les grands hommes de cette époque :Edgar Faure, Pierre Mendès-France, Gaston Monnerville…), un jour, j’étais à Versailles et je vais visiter le musée du Parlement et je tombe sur une photo de Gaston Monnerville. Et là, j’ai jubilé, car aucun historien dont j’avais lu les livres n’avait trouvé nécessaire de préciser qu’il était noir parce que apparemment, ce n’était pas important. Malheureusement, je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui ce serait la même chose, mais pour moi, c’était une forme de liberté, il était possible d’apprendre à connaître cet homme sans prendre en compte le fait qu’il était noir. Je remercie la France de ce que j’ai appris : la liberté, qui m’a fait me sentir à l’aise. J’espère que la France va continuer à écarter cette vision communautaire, les communautés existent, mais la France doit continuer à adopter cette conception que nous sommes des individus libres, nous sommes nés rien.
Pap Ndiaye
Je veux dire un mot simplement pour dire que dans le recensement américain, il n’y a pas de catégories religieuses, il n’y a jamais eu dans l’histoire du recensement américain de catégories religieuses. Je ne vois donc pas du tout quand et où vous avez pu cocher la catégorie "juif" ou "athée", ça n’existe pas dans le recensement américain. Dans le recensement canadien, c’est autre chose, en effet il y a une variable religieuse.
Les catégories du recensement n’ont pas pour objectif de rendre justice à la variété, à la subtilité des identités choisies, bien entendu, nous sommes faits de très nombreuses identités et il ne s’agit pas dans ce recensement de mesurer cela, d’un point de vue scientifique, ça n’a pas d’intérêt stricto sensu de savoir combien il y a de noirs ou de latinos aux Etats-Unis. L’objectif est de mesurer les torts et les méfaits qui existent objectivement dans la société américaine et qui existent aussi dans la société française en dépit des grandes déclarations de principe qui tournent à vide dans notre pays, les torts qui sont ajustés à ces variables-là. Si on a inclus par exemple, dans le recensement anglais à partir de 1991 une variable dite "ethno-raciale" et dans la moitié des pays de l’Union Européenne, ce n’est pas pour le plaisir de mesurer ces groupes ou d’assigner les personnes à des résidences ethno-raciales fixes, c’est pour voir si le fait d’être latinos, noir ou autre, a une incidence dans un certains nombres de caractéristiques sociales, professionnelles, etc., il est très important de distinguer ces choses. Présenter la France comme un pays où, sous prétexte qu’il n’y aurait pas d’enquêtes dites "ethno-raciales" à l’intérieur ou à l’extérieur du recensement, comme un pays ou la notion de discrimination n’aurait pas cours ou en quelque sorte nous serions des individus tous égaux, me semble être en décalage avec la réalité car, en effet, la France est profondément structurée par des inégalités, par des discriminations et par des phénomènes racistes.On peut choisir de ne pas les mesurer et c'est ce qu’on a fait en France. On peut aussi choisir, comme d’autres pays, d’y réfléchir et de les mesurer. De même que dans une politique de lutte contre le chômage, on peut choisir de se passer de statistiques sur le chômage, c’est possible. Beaucoup de personnes pensent que si on veut être efficace dans la lutte contre le chômage, il vaut mieux avoir des chiffres. Moi je pense que si on veut être efficace dans la lutte contre les discriminations, il vaut mieux avoir des données, et actuellement, on n'a pas de données, on est dans le flou le plus total, on ne sait pas du tout si les discriminations sont plus importantes aujourd’hui qu’il y a 5 ans, si elles sont moins importantes. On ne sait pas du tout si l’argent qu’on dépense dans la lutte contre les discriminations a la moindre efficacité parce qu’on a pas de données. Des gens, dont moi, disent : "Inventons des données sur les discriminations afin d’ajuster les politiques anti-discriminatoires", on n'est pas obligé de mettre cela dans le recensement, on peut avoir des enquêtes anonymes statistiques là-dessus, on peut imaginer toutes sortes de précautions juridiques. De grâce, ne présentons pas les Etats-Unis comme le pays des communautés, du communautarisme, des statistiques et la France comme les pays de l’absence de racisme, de discriminations et d’individus libres dans une République qui reconnaîtrait de façon merveilleuse les principes d’universalité.
Christophe Prochasson
Pour enfoncer le clou de ce que vient de dire très bien Papa N’Diaye : il ne faudrait pas que la gauche s’enferre dans un imaginaire républicain qui bloque en quelque sorte son évolution face à des conditions historiques nouvelles. On voit bien à quel point un modèle émancipateur qu’a été le modèle républicain à un moment de son histoire est devenu au fond un modèle qui opprime. On a tout intérêt, tout en tirant du modèle républicain tout ce qu’il a de positif et d’émancipateur, à ne pas être frileux et à ne pas se faire peur avec des grands mots (universalisme versus communautarisme) qui nous empêchent de comprendre réellement quels sont les défis d’aujourd’hui. Quant aux statistiques que tu appelles (Pap N’Diaye), je suis d’accord avec toi, je pense qu’il vaut mieux savoir de quoi il retourne que de s’aveugler et de nourrir toutes sortes de fantasmes et de rumeurs sur des phénomènes qui parfois n’existent pas.
Catherine Trautmann
Les femmes ont demandé et milité pour des statistiques qui distinguaient entre hommes et femmes la question du chômage, du salaire, de l’accès au logement. Si on le faisait pour cela c’est parce qu’il y a des inégalités et on les connaît, et elles sont maintenues. Le problème est quand il peut y avoir des soupçons de considérer quelqu’un et de l’obliger à déclarer ce qui serait sa situation en fonction de ce qu’on soupçonne qu’il est et qu’on l’oblige à reconnaître ce qu’il est, c’est la question de l’origine. Ce qui pose problème c’est la confusion entre l’appartenance à un groupe qui peut avoir des torts et le fait d’être regardé comme extérieur au groupe dominant ou majoritaire et donc de devoir se définir par rapport à cet être là et non pas par rapport à sa situation. C’est là où je pense que ces statistiques dès lors qu’elles pourraient glisser sur des reconnaissances types religion, origine nationale ou ethnique posent problème. On peut trouver d’autres formulations pour disposer des mêmes faits, cela veut aussi dire qu’il faut disposer de chiffres et que ces chiffres doivent être complets sur l’immigration et qu’il faut une politique positive sur l’immigration et non pas la politique qu’on a aujourd’hui extrêmement injuste et négative, qui fait que les gens passent dans des trappes à exclusion au lieu de pouvoir accéder à des papiers et à l’emploi. Je pense qu’il y a dans les politiques d’immigration d’autres pays des modèles, ne prenons pas le modèle des Etats-Unis qui est très problématique, mais je crains beaucoup ce qui va être proposé par la France et qui risque d’être en retrait de ce qu’on pourrait normalement proposer en ayant un peu de lucidité sur la manière de traiter les différences et toutes les différences. C’est autre chose d’avoir des © L'argument public – Droits réservés. Page 36 sur 59 statistiques identifiées lorsqu’il s’agit de femmes ou de personnes qui peuvent appartenir à des groupes, y compris des groupes handicapés, c’est différent de le faire globalement et de le traduire avec un soupçon de vision raciste. Ce qui s’est passé dans ce débat ça a été de réfléchir sur le soupçon, qu’il y avait en arrière plan, d’une vision communautariste fermée ou raciste.
Question : Sur la question des statistiques, qui peuvent être extrêmement dangereuses… Le Washington Post a publié, il y a une dizaine de jours, des statistiques sur ce qui se passait en France, sur la population carcérale et il témoignait qu’il y avait parmi cette population plus de 50% de personnes de confession musulmane. Pour notre République, c’est, je trouve, inacceptable. On ne peut pas accepter que les choses soient présentées de cette façon, il faut se méfier énormément de la façon dont on présente les statistiques.
Conclusions des intervenants
Brigitte Krulic
Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit sur les limites théoriques et pratiques de l’universalisme républicain, qui a été survalorisé à l’école et dans différentes institutions de la République. Le modèle a trouvé ses limites et malgré toutes les réserves sur le maniement des statistiques, rien ne sert de se voiler la face derrière le citoyen abstrait. On était parti de l’identité nationale et on est arrivé sur d’autres thèmes eux mêmes sujets à de très vastes débats (minorité, justice sociale, problématique de la reconnaissance). L’identité nationale a donc de nombreuses ramifications qui doivent nous inciter à beaucoup de prudence.
Bernardo Montet
Vous parliez toute à l’heure de reconnaissance et ce qui a été dit, je crois, c’est qu’on ne peut pas continuer si il n’y a pas cet acte de reconnaissance. Il est compliqué de continuer à parler entre nous si certaines donnes ne sont pas reconnues, ça peut passer par les statistiques ou par autre chose. Il est évident qu’il y a un mensonge sur lequel on débat, et il empêche l’ouverture du débat. Reconnaître serait déjà un acte très important. On est tous légataire de cette histoire.
Pap Ndiaye
Les notions d’identité et de minorité, avec lesquelles la gauche a beaucoup de mal, doivent être accueillies dans la réflexion intellectuelle actuelle de la gauche parce que la gauche est en chantier, sans les écarter au motif que ces notions seraient hostiles à la Nation. Il est utile et important de réfléchir sur la reconnaissance de la pluralité des identités culturelles dans notre pays. Cette reconnaissance n’est pas qu’une déclaration de principe, c’est aussi réfléchir à des dispositifs pratiques par lesquels la diversité ne tourne pas à vide mais permet la reconnaissance de la dignité des personnes. Lorsqu’on réfléchit sur les notions de minorité et d’identité, c’est aussi réfléchir sur l’accueil dans les partis politiques, des personnes minorées. Il faut reconnaître que le bilan est étriqué car pour une série de raisons, il y a beaucoup à faire et à dire dans ce domaine. La candidature d’Obama reçoit un accueil important en France car il nous débarrassera de Bush qui a été un des pire Président depuis Harding dans les années 20 et qu’il nous fait réfléchir sur notre situation : il ne peut pas y avoir d’Obama français à cause des grandes difficultés de notre système politique dans l’accueil des minorités visibles.
Michel Duffour
Je souhaite que "l’Argument public" prospère car la gauche est vraiment en panne d’idées. Nous ne pouvons pas, en tout domaine, et surtout dans le domaine de la culture, avancer vers les prochaines échéances avec le vide que l’on constate. Cela passe par du travail, il y a des discussions générales, on soulève des dizaines de sujets que l’on traite en quelques secondes ; Mais ça demande beaucoup de travail, avec des intellectuels, des chercheurs, un travail pluraliste à gauche. Le fait que je sois ici seul représentant politique ne veut pas dire une OPA de ma part sur le club.
11/06/2008
Ce document est une retranscription du colloque organisé par l'Argument Public, le samedi 17 mai 2008, à Paris à la Maison des Métallos. Les propos tenus engagent leurs auteurs exclusivement.
Stéphane Fiévet, président de l’Argument public
Merci de vous être levés tôt le matin pour nous rejoindre à la Maison des Métallos. Je serai très rapide pour vous donner en quelques mots l’histoire de cette aventure, qui commence ici, sous vos yeux. En effet, l’Argument Public est né d’une histoire et d’une volonté.
L’histoire, c'est la rencontre d’un certain nombre de personnes venant de milieux et de professions différentes : artistes, chercheurs, intellectuels, responsables politiques, qui ont établi à peu près le même constat. Nous sommes, les uns et les autres, cloisonnés chacun dans nos mondes, dans nos réflexes socioprofessionnels, dans nos territoires. A cause de ce cloisonnement, il manque une circulation des points de vue et des réflexions, une circulation de la pensée entre nous. Ce cloisonnement conduit peut-être à une certaine forme d’appauvrissement de la réflexion à gauche.
Vous savez que les gens de culture ont tendance à reprocher aux politiques de ne pas s’intéresser à la culture, mais on peut aussi inverser l’équation et se dire que beaucoup de personnes travaillant dans les arts, la culture, la recherche, se sont désintéressés du politique.
La volonté qui est ici présente est bien d’arriver à reconstruire un lieu d'échange, à retisser les fils distendus entre ceux qui partagent le même objectif : nourrir une réflexion sur les rapports entre l’individu et la communauté dans lequel l’individu s’inscrit.
C’est comme cela que l’Argument public est né.
Systématiquement, dans chacune de nos réflexions et de nos démarches, vous trouverez, comme pendant les trois tables rondes d’aujourd’hui, une confrontation de points de vue venant des regards que j’évoquais tout à l’heure. Nous sommes modestes, il ne s’agit pas de dire ici que l’Argument public va refonder une pensée politique à gauche – bien qu'il soit peut-être nécessaire de le faire, je vous laisse en discuter --, mais, dans tout les cas, nous espérons pouvoir apporter une contribution à cette tentative de "rénovation" plutôt que de "refondation".
En quelques mots, je dirai les raisons pour lesquelles nous avons choisi de traiter ce thème de l’identité nationale. Il nous semble d’abord que c’est une thématique désertée par la gauche et à propos de laquelle il est important de s’interroger. Ce thème de l’identité nationale renvoie précisément à la question du rapport entre l’individu et le corps social, espace où les concepts de Nation et d'Europe font question. C’est par définition un carrefour qui peut nous rassembler, artistes, chercheurs et politiques.
L’objectif de cette journée est de réfléchir, de débattre ; nous souhaitons aussi renouer avec le débat et ne pas fuir les questions qui pourraient, au sein de la gauche, créer du débat entre nous.
Trois tables rondes vont se succéder. Dès la semaine prochaine, un blog, ouvert sur le site Internet de l’association, vous permettra de réagir et d’apporter votre pierre à l’édifice commun. Je laisse à présent la parole à Patrick Bloche, qui ouvre notre journée. Anne Hidalgo, avec l’art de la synthèse qu’on lui connaît, conclura nos travaux aux alentours de 16h30.
Je tiens à remercier tout ceux qui ont fondé cette association : David Godevais, Anne Hidalgo, Stéphane Pellet, Jacques Renard et Roger Tropéano, qui sont ici dans cette salle et qui ont travaillé à l’organisation de cette rencontre. Je dois remercier très sincèrement Gérard Paquet, Marie-France Lucchini et toute l’équipe de la Maison des Métallos pour la qualité de leur accueil, leur compétence, leur disponibilité. Je tenais à dire que nous sommes accueillis dans des conditions exceptionnelles.
Patrick Bloche, député maire du 11ème arrondissement de Paris
Bonjour à tous,
Permettez-moi tout d’abord de vous souhaiter la bienvenue dans le 11ème arrondissement et vous dire ma joie d’ouvrir ces débats dans ce très beau lieu culturel
qu’est la Maison des Métallos; un lieu de confluence qui a pour objectif de faire se réunir des activités qui normalement sont séparées et qui peuvent ici se rencontrer et entrer en dialogue. La réussite de la Maison des Métallos doit beaucoup, cela vient d’être rappelé, à Gérard Paquet et toute son équipe, ce sont les décloisonneurs.
Je veux voir ici un beau parallèle avec l’initiative que constitue l’Argument public, qui a vocation également à provoquer une rencontre entre intellectuels, artistes, et politiques afin de réfléchir ensemble aux grandes questions de sens qui traversent notre société.
L’Argument public veut se donner le temps de l’échange et de la confrontation des points de vue. Cette démarche est, je le crois, nécessaire pour préparer sereinement les prochains rendez-vous démocratiques au cours desquels la gauche sera attendue sur des thématiques et des interrogations très précises. Il nous faudra arriver préparés. La question qui nous réunit aujourd’hui fait partie de ces thématiques et interrogations.
Dans cette phase introductive aux débats, la modestie s’impose. Pourtant je prendrai le risque de répondre d’emblée, en donnant ma vision personnelle : oui, la question de l’identité nationale est un enjeu de la gauche ! Et ce, pour une double raison.
Tout d’abord, une raison historique, il s’agit de se réapproprier l’histoire pour que d’autres que nous ne la réécrivent pas. Les mots "Nation" et "identité nationale" sont des mots voyageurs qui nous ramènent à la Révolution Française. A l’origine, ils avaient une dimension essentiellement progressiste. Il y a deux siècles en effet, l’avènement de la Nation française s’est fait simultanément à l’apparition de l’expression de la volonté générale issue du peuple.
Il me revient à l’esprit de manière anecdotique le fait qu’il y avait quelques amis de gauche quand nous avons voulu commémorer le bicentenaire de la Révolution il y a une vingtaine d’années dans le faubourg Saint-Antoine, là même ou est née la Révolution Française vers la Place de la Bastille, nous avons intitulé l’association que nous avons crée "Vive la Nation" car ce fut le cri que lancèrent les soldats pour défendre la République alors attaquée de toute part.
L’essor de la Nation au 19ème siècle a été ensuite une marche progressive vers la démocratisation. Il y a donc dans le mouvement d’indentification de la Nation des éléments d’héritage que la gauche française ne saurait ignorer.
Le 19ème siècle se termine pourtant avec deux conceptions de la Nation qui pèsent encore beaucoup aujou d’hui. L’une ouverte, républicaine et patriote, et l’autre, aux antipodes de la première, et qui dans la droite ligne de la pensée de Barrès, ne voit pas dans la Nation l’expression d’une volonté générale, mais bien au contraire, celle d’un non vouloir catégorique. La Nation n’est pas un choix. Elle devient l’acceptation d’un déterminisme. Barrès l’enferme alors dans une logique d’enracinement mais aussi dans une angoisse devant une France qu’il imagine menacée de déclin.
Ce sont là deux conceptions de la Nation que l’on a tendance à opposer – de manière définitive – entre une con eption qui serait "de gauche" pour la première et "de droite" pour la seconde. De manière définitive car il y a à droite – pourquoi le nier ? – une vision républicaine de la Nation qui est estimable. Mais ne soyons pas dupes pour autant. L’invocation de l’identité nationale reste pour un pan de la droite – et pas seulement pour une droite extrême –, le moyen de raviver, plus ou moins à mots couverts, la peur de l’autre, la stigmatisation de l’étranger, et à appeler à un sursaut national que l’on croit nécessaire. Ce fut le cas par le passé. Je crains que cette tendance ne soit encore à l’oeuvre aujourd’hui.
Et c’est pour cette seconde raison conjoncturelle que l’identité nationale est – ou redevient – un enjeu pour la gauche. Pour la première fois dans l’histoire de la République, l’identité nationale est devenue un champs délimité de l’action gouvernementale. En conséquence, nous devons nous préparer à contester le bilan de cette action. Et plus nous nous serons forgés des convictions, plus notre critique portera. A ce titre, je me réjouis qu’un débat constructif ait lieu ici aujourd’hui.
La notion d’identité nationale est avant tout une notion politique. Et il me semble nécessaire pour la gauche de rappeler la définition qu’elle en a, de rappeler que l’identité nationale est nécessairement ouverte, qu’elle n’est pas quelque chose de figé, qu’elle n’est pas une donnée brute à tout jamais définie. Il nous faut souscrire à cette jolie formule de Fernand Braudel qui rappelle qu’une "Nation ne peut être qu’au prix de se chercher elle-même sans fin".
Notre Nation est appelée à évoluer en se nourrissant notamment de l’arrivée de nouveaux arrivants sans pour autant revenir sur des principes essentiels que la
gauche doit défendre sans complexe, citons la laïcité, l’égalité entre hommes et femmes, l’éducation permettant de garantir l’égalité des chances, la solidarité et aussi l’ouverture sur les autres et sur le monde...
Parler d’identité nationale pour la gauche ce n’est pas identifier (par ADN notamment) ce qui est français, mais faire que l’on s’identifie à un modèle fait de normes et de valeurs qui s’imposent à nous tous et qui délimitent les règles de notre "vivre ensemble". Dès lors, est ce que pour la gauche, l’ n peut être fier d’être français ? Pourquoi pas ! Il y a matière à cela. Soyons en convaincus ! Autant que nous devons être conscients des travers passés. Cependant, cette fierté doit être motif à une invitation et non pas à une sélection ou pire encore à la revendication d’une quelconque supériorité.
S’interroger sur l’identité nationale c’est, en des termes plus simples, savoir ce qui "fait un français". Les Constituants donnèrent à la Nation une définition abstraite et juridique. La Nation était cet être collectif nouveau auquel on transférait les attributs de la souveraineté. A la suite, les poètes, les écrivains et les historiens, parfois les trois en même temps comme Jules Michelet l’ont enrichie d’un contenu affectif. Ce qui "fait un français" c’est notamment l’attachement à un passé, à une histoire. Et comme l’a expliqué Alfred Grosser, "c’est moins cette histoire que la conscience que l’on en a qui compte". Car, en effet, l’identité nationale, c’est avant toute chose une représentation de ce que nous sommes. La question de la culture et de l’expression artistique prend alors une dimension fondamentale. Enfin qu’est ce qui fait un français quand ce même français est, nécessairement, également un européen ? Avec l’Europe nous vivons simplement un processus qui consiste de nouveau à refaire la Nation. Le fait de parler de construction européenne est en ce sens très révélateur. L’Europe n’a aujourd’hui qu’une identité provisoire, elle est notre aspiration collective. En la construisant nous prendrons, nous français, conscience d’une part de nous-mêmes... Voilà les quelques éléments de réflexion que je voulais vous soumettre pour ouvrir les débats. Je veux saluer la diversité et les compétences des participants qui vont maintenant se succéder. A tous, je vous redis la bienvenue dans le 11ème arrondissement, dans ce triangle formé par la Bastille, la République et la Nation posant ainsi géographiquement le cadre des débats de cette journée, que je vous souhaite – que je nous souhaite, pour la gauche – , fructueuse.
Table ronde n° 1: L’identité nationale : un concept pertinent ?
avec Pierre ENCREVE (linguiste), Daniel MESGUICH (metteur en scène), Gérard NOIRIEL (historien), Catherine TRAUTMANN (députée européenne, PS, ancienne ministre).
Modérateur : Christophe PROCHASSON (historien).
Christophe Prochasson
L’intervention de Patrick Bloche est déjà une intervention qui va nourrir le débat qui va suivre puisqu’il a répondu clairement OUI à la question posée et nous allons voir si les participants à cette table ronde le suivent dans cette voie.
Je voulais dire quelques mots en ouverture de ces débats. Décloisonnons donc, comme le disait Stéphane Fiévet. C’est vrai que les chercheurs en sciences sociales ont le sentiment depuis quelques années que leurs travaux et plus particulièrement leurs travaux sur la Nation et l’identité nationale n’ont pas toujours la chance de passer dans le débat public et d’être entendus et même lus par les hommes politiques. Il ne s’agissait pas là de se jeter la pierre les uns aux autres, je pense que la responsabilité est réciproque.
Trois points pour introduire cette table ronde.
Le premier c’est qu’il y aurait une façon très simple, ce qu’il ne faut pas faire dans un débat, de poser le débat autour de l’identité nationale et de la Nation, deux notions qui ne sont pas tout à fait équivalentes. Dans son récent livre, Gérard Noiriel fait remarquer que le terme d’identité nationale est assez récent, ayant surgi dans les années 1970. De manière simple, l’identité nationale va de soi. Etre français correspondrait à une réalité d’expérience, en ce sens, ne pas se sentir français serait trahir son pays, la France, l’identité nationale. Un deuxième discours s’oppose au premier : l’identité nationale n’a aucun sens, le sentiment national est une invention réactionnaire qui ne s’appuie sur aucune expérience et renvoie à l’idéologie. Voilà, en gros les termes du débat, un peu caricatural, mais qui n’a pas épuisé ses effets. Deuxième remarque. Cette conception binaire, n’oppose pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser la droite qui aurait la première version à la gauche qui aurait cultivé plutôt la seconde version. Nous le savons tous, les relations de la gauche avec l’identité nationale sont pour le moins complexes, nous célébrons le quarantième anniversaire de mai 1968, on pourrait rappeler à cette occasion la remarque de Georges Marchais à propos de Daniel Cohn-Bendit parlant d’un "anarchiste allemand". On pourrait aussi, pour être encore plus cruel, rappeler la période de la guerre d’Algérie et le comportement et discours des socialistes à ce moment-là. Troisième et dernière remarque, puis je laisserais la parole à nos intervenants. Les sciences sociales, les historiens, les sociologues ont eu tendance, dans les dernières années, à analyser ce qu’ils appellent la construction sociale et historique du sentiment national, c’est-à-dire de désessentialiser la notion d’identité nationale, de dissiper son évidence, évidence qui se fait avec force et qui en fait toute son efficacité.
Je remarque que ces mêmes sociologues et historiens s’interrogent sur cette notion même d’identité nationale qui est sans doute un mot dangereux, piège sur lequel on s’interrogera. Un livre de Charles Taylor s r les sources, la formation de l’identité nationale moderne montre comment la forme moderne de l’identité suppose la constitution d’une intériorité qui peut s’exprimer. On sait qu’on est composé de multiples fragments d’identité que n’épuise pas l’identité nationale. Nous sommes animés de loyautés multiples et de hiérarchies entre ces loyautés, à la Nation, à la famille, à la religion, au métier, au parti. Vous voyez l’importance et la complexité de cette notion qui s’impose parfois avec trop d’évidence et de facilité. Voilà pourquoi il valait la peine de s’interroger là-dessus.
Gérard Noiriel va prendre la parole immédiatement, historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, a énormément travaillé comme
historien et sociologue sur les questions d’identité nationale, il est aussi un des grands spécialistes de l’histoire de l’immigration, voilà un mariage qui a beaucoup détonné dans les derniers mois et les dernières années.
Gérard Noiriel
Si j’ai accepté avec plaisir de venir à ce colloque c’est que je suis convaincu que l’absence de circulation, de discussion et de collaboration entre le milieu de la recherche et le milieu artistique est un des problèmes auxquels la gauche est aujourd’hui confrontée. Au-delà des réflexions sur les expériences de chacun, le problème se pose aussi au niveau des pratiques. Il se trouve que j’ai été un de ceux qui ont contribué à la création de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration et j’ai pu me rendre compte des difficultés que l’on pouvait avoir pour faire passer des connaissances, un langage d’un monde dans un autre, c’est un problème très intéressant d’un point de vue intellectuel mais je crois qu’il y a des effets, des conséquences civiques extrêmement importantes.
La deuxième chose, liée à la première, est que je défends l’autonomie et l’indépendance de la recherche et du monde intellectuel, je me positionnerais selon l’expression de Michel Foucault comme un « intellectuel spécifique », c’est-à-dire qu’il faut toujours traduire les questions politiques dans un langage de la recherche et réciproquement, on ne peut pas répondre spontanément aux questions. Quand on me demande si l’identité nationale existe ou pas, je ne peux pas y répondre en tant que chercheur, en temps que citoyen peut-être mais pas en tant que chercheur, cela nécessite une réélaboration, se pose ensuite la difficulté de pouvoir faire en sorte que cette réélaboration puisse être utile aux militants, aux acteurs de la vie politique.
Je crois que si on veut caractériser la recherche française et mondiale aujourd’hui sur ces questions-là, on est sorti de cette problématique très présente chez les historiens d’essayer de définir l’identité nationale, ce qu’est vraiment la Nation. Il existe deux tendances. La première tendance viserait à déconstruire cette notion, je renverrais à l’ouvrage de mon collègue Herman Lebovics, qui est d’ailleurs présent dans cette salle La vraie France, ouvrage pionnier ou il a montré comment dans l’histoire contemporaine de la France les mêmes débats resurgissaient à toutes les générations. On a là un apport qui vise à réinsérer dans une profondeur historique les questions que l’on croit nouvelles. L’autre démarche, dans laquelle je me situerais plus volontiers est l’analyse des usages de l’identité nationale en fonction des luttes politiques et de pouvoirs qui existent selon les époques. C’est ce que j’ai essayé de faire dans le petit livre que j’ai écrit A quoi sert l’identité nationale publié dans le cadre de la petite collection du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) que nous avons crée avec des collègues de l’enseignement secondaire et universitaire, pour défendre notre autonomie face aux interventions du pouvoir politique dans nos travaux d’historien. C’est cette perspective que je souhaiterais développer dans les quelques minutes qu’il me reste. Ce n’est pas par hasard que vous avez choisi comme thème de ce débat la question de l’identité nationale. C’est parce que cette question est revenue récemment sur le devant de l’actualité. On peut même dater très précisément le moment qui a déclenché la remise dans l’agenda de ce thème. Ce moment c’est le soir du 8 mars 2007, ou Nicolas Sarkozy, dans le cadre de la campagne électorale, est intervenu sur une grande chaîne de télévision pour dire : « si je suis élu, je vais créer un ministère de l’immigration et de l’identité nationale ».
La preuve empirique que ce moment a été fondamental, on peut la trouver en consultant les sites Internet des journaux « Libération » qui soutenait Ségolène Royal, « Le Figaro » qui soutenait Nicolas Sarkozy et « Le Monde » qui, officiellement, ne soutenait personne. Le résultat est frappant. Quand vous tapez « identité nationale », vous verrez que jusqu’au 8 mars il n’y a rien, il n’y a pratiquement pas un seul article.
A partir du 10 mars, c’est l’inflation, j’ai compté 300 articles avec cet intitulé entre le mois de mars et le mois de juillet. Cet exemple montre, à mon sens, comment fonctionne le pouvoir dans une société démocratique. Il consiste non pas à imposer ses réponses, mais à imposer ses questions. Nicolas Sarkozy a réussi à mettre au centre de la campagne électorale une énième polémique sur l’identité nationale, parce qu’il avait intérêt sur le plan électoral à privilégier ce thème. Là, on s’aperçoit qu’on vit aujourd’hui la répétition d’un phénomène que les gens de ma génération ont vécu en direct, en tant qu’acteur, dans les années 1980 avec l’émergence du FN et l’imposition du FN dans le champs politique français s’est déjà fait autour de la question de l’identité nationale. De fil en aiguille, tout le monde a fini par prendre au sérieux ce sujet, y compris les historiens, comme Fernand Braudel avec son livre sur l’identité de la France. C’est d’ailleurs en réaction à ce livre, que j’ai moi même écrit Le creuset français. La question qu’on est amené à se poser : est-ce qu’on reprend à son compte cette expression, en la légitimant, c’est ce que Ségolène Royale avait fait pendant la campagne électorale en sortant le petit drapeau bleu blanc rouge. Elle a donné ainsi une légitimité à la question de l’identité nationale, lancée par Nicolas Sarkozy L’autre solution est de dire que c’est un faux problème.
Mais dans ce cas là, on disparaît des médias, on est marginalisé du débat public. La question à laquelle on arrive est évidemment de savoir pourquoi ce thème de l’identité nationale est aussi efficace sur le plan politique. A mes yeux, la raison fondamentale tient au fait que l’identité nationale fait partie de ces multiples identités latentes que nous avons intériorisées et qui peuvent être réactivées dans certaines circonstances. L’identité nationale peut être réactivé dans les contextes de guerre. Mais aussi en période de paix, du fait même qu’il existe un droit de la nationalité depuis 1889, du fait même que l’Etat nous pénètre jusqu’à la moelle, y compris dans la langue que nous parlons. C’est donc un facteur qui peut être facilement mobilisé politiquement.
Le deuxième élément qui est récurrent, c’est dans ce que j’appellerais le discours classique de la droite que je définirais comme nationaliste, sans donner un
sens forcément politique à ce mot. Le nationalisme pour moi, c’est la connexion entre la question de l’immigration et la question de l’identité nationale. Dans le cas français, ce qui n’est pas forcément exact tous les pays, on peut constater que l’expression « identité nationale » a toujours été mise en circulation par rapport au débat sur l’immigration. Donc, aborder la question de l’identité nationale en liaison avec la menace de l’immigration, c’est le thème récurent depuis Barrès, depuis le moment ou la question de l’identité nationale a basculé à droite. Il faut constater que ça a une efficacité à toutes les époques parce que ça se greffe sur d’autres facteurs comme le facteur sécuritaire etc. Il y a toujours eu une difficulté pour la gauche à affronter ces questions-là.
Je conclurais là-dessus, si on veut faire une analyse critique, par rapport à un engagement de citoyen, on un sentiment d’une difficulté pour ne pas dire plus, d’un sentiment d’impuissance. Quand j’ai commencé mes recherches, le Front National était à moins de 5%, on considérait dans les années 1970, quand j’étais étudiant que ces questions d’identité nationale étaient du passé, on les voit ressurgir à l’extrême droite, puis par une partie de la droite.
Puis, je me rends compte que ce n’est pas qu’un problème français puisqu’il y a une tendance qui transcende aussi la réponse à cela. Je crois qu’il y a un travail de fond à mener, sur lequel on ne peut pas espérer progresser au dernier moment, dans un contexte électoral en disant « Vive la Nation », il faut un travail de fond qui vise aussi à trouver un langage pour prévenir un certain nombre de gens de toutes les dérives auxquelles peuvent mener ces discours et cela passe par autre chose que d’activer une sorte de fierté, de sentiment national.
C’est un travail de fond qui doit être mené pour trouver des moyens de rassembler les différentes composantes du milieu intellectuel et militant pour proposer d’autres possibilités d’identification car, évidemment, qui dit identification latente dit possibilité de construire des discours qu ne soient pas focalisés sur la question nationale. Le discours social, traditionnellement porté par la gauche, apparaît ici comme la grande alternative au discours national. Je pense que, globalement, il y a une différence entre la droite et la gauche sur la façon d’aborder la question nationale. Dans le petit travail, dont j’ai parlé toute à l’heure, j’ai mis en valeur les différences dans la façon dont Ségolène Royale et Nicolas Sarkozy ont évoqué la Nation. Dans le cas de Nicolas Sarkozy, la connexion entre la question de l’immigration et celle de l’identité nationale est évidente, alors que dans le discours de Ségolène Royale, il y a une volonté de réaffirmer la fierté d’être français mais ce n’est pas connecté à la dénonciation et à la stigmatisation de l’immigration. C’est quand même une des choses qu’il faut rappeler pour donner un sens à un vote de gauche parce que le contexte est difficile. Il y a une tendance aujourd’hui chez certains désenchantés de la politique à se réfugier dans l’hyper critique. Cela me paraît dangereux.
Daniel Mesguich
Je ne sais pas si on va changer de langage, sans doute le mien sera très naïf, non pas parce que je serai naïf personnellement - encore que je le suis peut-être - mais le fruit de l’expérience que je peux avoir m’autorise à dire quelques mots malgré tout. Je n’userai sans doute pas des 10 minutes, je parlerai sans doute moins. Je remarque cependant une chose, c’est que chaque fois qu’on invoque l’identité nationale c’est parce qu’il y a une réduction de la place de la France dans le monde, systématiquement. Je ne dit pas que c’est ce que nous faisons ici, ici nous essayons au contraire de dire, d’analyser et de comprendre les choses Mais à chaque fois qu’on invoque l’identité nationale c’est parce que ça va mal et chaque fois il y a réduction de la place de la France dans le monde. Pourquoi ? Parce que la place de la France dans le monde c’est une chose qui ne se dit pas, c’est toujours après coup que ça a lieu.
Il vaut mieux, me semble-t-il, ne pas chercher à être français et c’est ce qui s’est passé systématiquement dans l’histoire, chaque fois que des français ont été universels, ont parlé pour l’universel, après coup, on a dit : "Ah la France, quelle merveille !". Mais, ils n’ont pas cherché à être français quand ils inventaient les choses universelles que nous connaissons tous, la révolution par exemple et bien d’autres choses encore.
Autrement dit, c’est un petit peu comme un personnage au théâtre. Un personnage de théâtre, si on le voit devant soi comme une personne… Je pense pour ma part qu’un personnage n’est pas du tout une personne, c’est un faisceau de forces, ce sont des flux qui se promènent, et qu’on veut, comme dit le public, "entrer dans la peau du personnage" avec tout ce que ça a de dégoûtant, pensez-y, on ouvre la cage thoracique, etc. Si ce n’est pas une personne, si on fait des choses au théâtre sur une scène et qu’après coup ça aura fait un personnage, ça aura ressemblé à quelque chose, mais après coup. C’est un programme qu’on se donne et non pas quelques incarnations de naissance.
Je crois que c’est la même chose pour l’identité nationale. Il me semble qu’au fond, moins on y pense, mieux c’est.
Je ne suis pas linguiste et je n’oserais pas me lancer dans une analyse étymologique ou sémantique des mots d’"identité" et de "nation", mais j’entends quand même quelque chose. "Nation" vient de "natus", veut dire qu’on est né là et "identité" veut dire qu’on est pareil que l’autre, je me dis que ces deux choses ne sont pas bonnes. Etre né quelque part, comme le disait Brassens, ce n’est pas très intéressant, d’autre part, pourquoi je serais pareil à l’autre ? Au contraire, il me semble que le lien, qu’il soit social, politique ou national, se fait systématiquement quand on préserve la singularité de chacun. Je pense que les sans-papiers le diraient aussi bien que moi.
Je crois d’autre part que ce qu’on pourrait appeler cette "identité", c’est quelque chose qui devrait nous délier, pas nous lier, c’est en se déliant qu’on se lierait. © L'argument public – Droits réservés. Page 12 sur 59 Je m’explique. Chaque fois qu’on invoque quelque chose, le mot "parti" a été dit tout à l’heure à propos des diverses loyautés que nous pouvons avoir vis-à-vis de telle ou telle communauté (métier, parti, religion, etc.). Le mot "parti" ressemble un peu au mot "patrie" et la patrie, c’est la loi du père, on retrouve cela dans la notion de nation, qui sont des concepts totalement différents, le parti suppose aussi le père. Je ne dis pas qu’il ne faut pas être dans un parti, travailler, se regrouper, militer, mais je pense que chaque fois que c’est au nom de quelque chose qui précèderait le contenu, l’acte, l’action, il y a sclérose et quelque chose qui ressemblerait à du fascisme, qu’il soit lepénien, celui de l’URSS ou celui de Mao Tsé Toung. Systématiquement, quelque chose de plus fort précède ce vide.
La France d’aujourd’hui ressemblerait à un parti selon ce concept si l’on veut bien penser que ce n’est pas à l’intérieur de frontières. Par exemple, on parle là de la France comme si on était tous français, nous savons d’autre part qu’il y a des français qui détestent la France en ce moment même, ce sont des communautés maghrébines, africaines, asiatiques etc., et chaque fois qu’on parle de la France avec eux, c’est un torrent d’injures, ne nous voilons pas la face, ne nous bouchons pas les oreilles.
Que veut dire cette histoire-là ? Je pense que systématiquement quand on considère la Nation comme une équipe de foot, PSG contre OM, la France contre je ne sais quel autre pays. Chaque fois que c’est une équipe de foot, évidemment, le concept de nation devient débile, d’ailleurs soutenir une équipe de foot c’est débile. Je pense que tous les ennuis viennent de là. Maintenant, comment pourrait-on inventer quelque chose qui s’appellerait l’identité, au sens noble du terme, au sens où nous trouverions un lien, comment parler de nation sans parler du fait qu’on est né, qu’on est fier d’appartenir à telle communauté plutôt qu’à telle autre etc. ? Comment parler de nation parce que cela veut dire que des entités étranges, difficiles à analyser comme, par exemple la langue, la ou les cultures, l’entrecroisement de ces cultures, comment parler noblement d’identité et de nation ?
Je pense que c’est en étant luxueux comme on peut le vérifier dans l’histoire. Ici, c’est encore l’homme de théâtre qui parle, mais je crois que c’est à chaque fois qu’on a dépassé le but, qu’on a pensé au-delà de la nation et au-delà de l’identité. Par exemple, Malraux et Jeanne Laurent ont été au-delà du théâtre en imaginant quelque chose d’autre, qu’on pourrait appliquer partout dans le monde et pas quelque chose de typiquement français.
Je crois que c’est très important et le luxe n’est pas une façon personnelle, élitaire que j’aurais de décrire la chose. Hier soir encore, j’étais dans une maison qui s’appelle "La Moquette" dans le quartier Latin et qui est la maison des SDF, je passais la soirée à parler de théâtre avec des personnes. Quand on se quittait, moi je rentrais chez moi, mais eux retournaient dans la rue. Entre-temps, on a parlé et c’était un débat d’une hauteur incroyable, j’ai rencontré des gens d’une culture immense, il y a peut-être d’ailleurs des professeurs à la rue, il y a peut-être aussi des ingénieurs. Et si ces personnes, qui n’ont pas le nécessaire, demandaient le luxe ? Le nécessaire, ils s’y étaient faits, c’est horrible à dire, mais ils savaient qu’il n’y avait pas de moyens. Mais, nous avons parlé de Jean Vilar, d’Antoine Vitez, de Meyerhold et de Stanislavski, je ne m’y attendais pas du tout.
Chaque fois que la France dépasse son but, alors on peut parler véritablement d’identité nationale, sinon, quel est l’intérêt, c’est pas le PSG, la France.
Pierre Encrevé et Catherine Trautmann
Pierre Encrevé
Je suis très content de parler après Gérard Noiriel et Daniel Mesguich, ils ont tous les deux dit des choses avec lesquelles je suis en parfaite continuité. Sur le thème général de ce colloque : "L’identité nationale, un enjeu pour la gauche ?", et plus particulièrement sur l’interrogation adressée à cette table ronde : "L’identité nationale, un concept pertinent ?", j’aurais tendance à être abrupt. Non, je ne pense pas que "l’identité nationale" – cette expression absente du vocabulaire politique démocratique en France avant que Jean-Marie Le Pen ne la place au coeur du débat public depuis une vingtaine d’années – puisse être un enjeu pour la gauche, car je ne crois pas que ce soit un concept pertinent. Trop souvent la gauche se laisse entraîner sur ce terrain par des rhétoriques douteuses, sur le thème : "Il ne faut pas abandonner la nation à la droite !" Ce paralogisme et ses semblables doivent être refusés : dans le contexte politique actuel, récuser le pseudo-concept d’identité nationale ne revient nullement à abandonner le concept de nation. Au contraire, je crains que ce soit précisément en acceptant l’imposition d’un lien "naturel" entre nation et identité que l’on abandonne le concept de nation propre à la gauche et, plus généralement, à la pensée républicaine depuis la Révolution.
Importer dans la campagne présidentielle la relation d’opposition, d’inspiration typiquement nationaliste, entre immigration et identité nationale, consistait à la légitimer de fait, comme l’ont compris immédiatement aussi bien la Présidente du Comité de soutien de Nicolas Sarkozy, Simone Veil, qui déclarait à Tribune juive : "Pour moi, c’est plus qu’une imprudence. C’est plus grave.", que la candidate du Parti socialiste, Ségolène Royal avec son exclamation spontanée "C’est ignoble !". La gauche et la droite peuvent et doivent s’en tenir à cette fermeté, car tenter de se réapproprier l’expression d’ "identité nationale" dans de telles conditions serait d’abord une capitulation intellectuelle et idéologique.
Mais plutôt que d’aborder ce qu’on appelle généralement le fond de la question, je préfère réagir avec des arguments de linguiste et de sociolinguiste, comme je suppose qu’on l’attend de moi.
Je ne crois pas que l’ "identité nationale" soit un "concept", au sens technique du terme en épistémologie. C’est une expression qui, comme tous les mots et expressions non précisément élaborés et définis, tient son sens de l’usage qu’on en fait dans des situations sociales et des contextes discursifs déterminés l’imprégnant de connotations durables. Un terme entraînant avec lui l’histoire de ses utilisations, il en est que certaines d’entre elles contaminent et rendent, pour un temps, inutilisables : grillés. L’adjectif "national" est un mot qui a beaucoup souffert au XXe siècle dans nombre d’emplois. Le parti d’Adolf Hitler a définitivement disqualifiée l’expression "national-socialisme", et du même coup celle de "socialisme national".
"Révolution nationale" a eu jadis des emplois innocents, mais l’usage qu’en a fait Philippe Pétain entre 1940 et 1944 l’a irrémédiablement corrompue. De même, le nom du mouvement de Résistance créé en 1941 à l’initiative du Parti Communiste pour réunir des résistants de toute obédience sur l’ensemble du territoire national, le "Front National", était tout à fait approprié, et sonnait indiscutablement de gauche. Mais trente ans plus tard, l’extrême droite s’en est emparé, en a détourné radicalement le concept, rendant ce nom irrécupérable par qui que ce soit d’autre pour nombre de décennies. Il en va désormais de même pour l’expression de "préférence nationale", chacun le sait, mais c’est tout aussi vrai pour celle d’ "identité nationale", et je m’étonne qu’on puisse s’interroger là-dessus. Depuis que l’extrême droite a fait main basse sur elle, et l’a cuisinée à sa sauce dans une opposition systématique à celle d’immigration , rien ne serait plus déraisonnable que de chercher à la lui reprendre : elle doit rester en quarantaine.
Quand on prend pour objet la langue, on découvre pourtant un emploi de l’expression d’ "identité nationale" qui échappe à son actuelle contamination politique, mais dans une tout autre acception où c’est un concept, en effet, un concept juridique d’emploi administratif, qui vise l’identité d’un individu en tant que citoyen d’un État. La carte nationale d’identité établit précisément "l’identité nationale" d’un individu, c’est-à dire sa citoyenneté, concept bien construit et qui ne souffre d’aucune équivoque ou ambiguïté coupable.
En France, comme aux Etats-unis par exemple, l’identité nationale s’acquiert notamment par le droit du sol, salutaire conception qui ne s’embarrasse d’aucune caractéristique discriminatoire. Cette "identité nationale" de chaque citoyen ne définit aucune "nature" ethnique, religieuse ou culturelle, ni même historique : pur instrument de classement, elle établit seulement l’appartenance juridique à une communauté politique. Elle n’a pas d’autre contenu et, chose très remarquable, elle peut être plurielle : un même individu peut avoir plusieurs identités nationales, selon les législations particulières des Etats en cause. Cet emploi est sans reproche, et contrecarre radicalement l’usage nationaliste de l’ "identité nationale" comme antonyme de l’immigration. Tout enfant né en France, quelle que soit l’origine de ses parents, sa langue, sa religion ou sa conception du monde peut obtenir l’identité nationale française. L’identité nationale ici ne désigne pas une prétendue identité de la nation mais l’appartenance d’un individu à une ou plusieurs nations. Et la nation, désencombrée de toute présupposition identitaire, se compose à tout moment de l’ensemble de tous ses membres dans leur inépuisable pluralité. En dehors de cette utilisation impeccable et qui renvoie à la nation comme communauté de choix et non comme communauté de nature ou de culture, l’expression "identité nationale" semble aujourd’hui quasi indissolublement liée à des emplois qui la disqualifient. Ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’expression "identité de la France", qui ne lui est pas du tout synonyme et qui, loin de renvoyer à une essence imaginaire de la nation, devrait toujours renvoyer à l’histoire réelle du pays. Là où désormais l’usage d’"identité nationale" prétend naturaliser, "identité de la France" doit au contraire servir à historiciser - reconstruire la genèse nationale et déconstruire l’essentialisme nationaliste.
Pour le faire entendre, je voudrais m’arrêter sur un des éléments majeurs qu’on relie indûment à la prétendue identité nationale, alors qu’on doit le penser dans le cadre d’une identité historique de la France saisie dans son évolution permanente : la langue française.
Comme on sait, depuis 1992, la langue française est inscrite dans la Constitution à l’article 2. Mais a-t-on bien noté qu’elle n’y est pas désignée comme "langue nationale" ? Le même article 2 énonce que "L’emblème national est le drapeau tricolore bleu, blanc, rouge", et que «L’hymne national est La Marseillaise". Mais pour la langue, il écrit : "La langue de la République est le français". Je crois que le constituant a fait là un excellent choix, assurément influencé, à juste titre, par l’expression d’"École de la République" qui vise le lieu symbolique où s’enseigne aujourd’hui le français à tous les enfants sur la totalité du territoire français – à l’exception infime de quelques zones reculées du département de Guyane où nos jeunes concitoyens amérindiens continuent à ne parler que les langues de leurs parents, ces magnifiques langues de France, d’une ancienneté immémoriale et dont, ici, nous ne savons même pas les noms : le wayampi, le wayana, le kalipur, l’arawak, le kali’na ou encore l’émerillon…
Langue de la République, c’est-à-dire langue de l’État français dont le régime politique est républicain, le français n’a jamais été limité au territoire actuel de la France, et longtemps n’en a couvert qu’une partie. En ce sens, c’est depuis toujours, une langue transnationale, sans rapport de dépendance avec les frontières de la France politique, et sans rapport génétique avec la nation France, qui se constituera des siècles plus tard - en prenant incontestablement appui sur elle, d’ailleurs. La lingua romana, c’est-à-dire la langue romane d’oïl qui est devenue aujourd’hui le français moderne, s’est étendue depuis le IXe siècle à la Belgique et à la Suisse romande tout autant qu’au nord de la France actuelle, tandis qu’au sud se développait une autre langue romane, la langue d’oc, l’une et l’autre développant nombre de variétés régionales. Cette transnationalité de naissance est d’ailleurs, avec son extension coloniale ultérieure sur d’autres continents, la meilleure chance de survie du français dans l’avenir prévisible.
Autre aspect essentiel, cette langue de la République qui, aujourd’hui, permet l’intercompréhension entre pratiquement tous les habitants du pays, et avec tous les francophones ne relevant pas de la nation France, est d’abord un produit de l’immigration : s’il y a beaucoup de langues issues de l’immigration sur notre territoire, c’est premièrement et par excellence le cas du français. Et doublement. D’abord, parce que la langue française moderne est la forme actuelle du latin vulgaire des soldats, marchands et colons romains ayant migré en Gaule à partir du premier siècle avant Jésus-Christ à la suite de la conquête menée par Jules César. Ensuite, par son nom : le français. Dérivant du parler de Rome, notre langue aurait dû continuer à porter son nom originel de lingua romana. Mais d’autres migrants, les Francs, ayant pris à leur tour le contrôle du territoire, abandonnèrent vite leur langue propre, le francique, pour celle des habitants des lieux où ils s’étaient installés et, à terme, lui donnèrent leur nom : la langue romane finit par s’appeler le français.
Ainsi les membres de la nation française parlent-ils presque tous aujourd’hui une langue venue d’Italie et qui porte le nom d’immigrés germaniques descendus du nord de l’Europe…Si la langue était un trait identitaire de la nation, il serait en France indissociable de ces deux immigrations massives. N’oublions pas qu’il a fallu plus d’un millénaire pour que l’ensemble des habitants de notre pays pratiquent quotidiennement ce créole du latin devenu, entre temps, une grande langue de culture. Lorsque la Révolution promut le sens moderne du mot "nation", quand elle fit de la nation le dépositaire exclusif de la souveraineté politique, quand l’Abbé Seyes, dans Qu’est-ce que le Tiers État ?, énonça sans nuances : «Le Tiers embrasse donc tout ce qui appartient à la nation, et tout ce qui n’est pas le Tiers ne peut pas se regarder comme étant de la nation», un tiers à peine de ce Tiers s’exprimait en français. Et quand Kellermann, à Valmy, le 29 septembre 1793 fit retentir ce cri absolument nouveau sur un champ de bataille de "Vive la nation !", devant les régiments du duc de Brunswick qui ne manquaient pas d’officiers émigrés francophones, il était à la tête de troupes françaises parlant majoritairement les langues que nous appelons aujourd’hui régionales : la nation qui surgissait si fièrement à la face du monde était une communauté polyglotte – raison pour laquelle jusqu’à la Terreur les lois de la République étaient traduites dans les grandes langues régionales. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que pratiquement tous les citoyens de la France politique, DOM et TOM inclus, sont devenus réellement francophones et reliés de fait, par quelques milliers de racines, à la langue des légions romaines qui avaient fait plier le genoux à "nos ancêtres les Gaulois"….
Il faut résolument refuser toute identification forcée entre une langue et une nation. Renan l’affirmait déjà en 1882 dans son célèbre Qu’est-ce qu’une nation ?, où il donnait en exemple la Suisse "si parfaitement faite" avec ses quatre langues. Mais aujourd’hui, s’agissant de notre nation, enfin résolument inscrite dans le cadre européen, c’est surtout l’existence d’une francophonie maternelle non française, mais belge, luxembourgeoise, suisse, et encore canadienne, qui y oblige. La langue française n’est pas notre propriété privée. S’y ajoute un élément interne: l’extraordinaire richesse linguistique de la France et de la nation française. Quand le Premier ministre Jospin a voulu, en 1999, faire ratifier par le Parlement la signature par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, il a demandé à sa ministre de la Culture, Catherine Trautmann, que des linguistes établissent la liste des langues auxquelles on pourrait appliquer la Charte : les DOM et les TOM faisant partie de l’indivisible République et les langues qui y sont parlées devant, par conséquent, être retenues, la liste validée par le Premier Ministre a recensé plus de 75 langues de France. Encore ne s’agit-il pas d’une liste large mais très restrictive, en réalité, puisque l’enquête "Famille" de l’Institut national d’études démographiques menée en 2003 sur 380 000 foyers, la plus vaste jamais menée en France sur les pratiques langagières, a révélé que plus de 400 langues différentes avaient été transmises des parents aux enfants en France métropolitaine au cours du XXe siècle. À quoi il faut encore ajouter que de plus en plus de Français parlent l’anglais et l’utilisent régulièrement dans une partie au moins de leur activité professionnelle.
L’identité linguistique de la France, comme son identité tout court, est en recomposition perpétuelle. Au lieu de la figer dans un passé mythifié, mieux vaut la considérer telle qu’elle vit et bouge : plus que jamais inséparable des mouvements migratoires par lesquels des citoyens Français quittent la France pour s’installer ailleurs, pratiquant d’autre langues sans perdre la leur ni leur nationalité, tandis que des étrangers aux multiples langues maternelles deviennent français en intégrant ici leurs apports propres. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, les hommes se déplacent à la surface de toute la planète et forment des communautés de statuts divers qui se font, se renouvellent, se défont, se refont, jamais identiques mais jamais sans histoire. Aucune définition identitaire ne peut rendre compte de cette fluidité existentielle des constellations de citoyens.
"Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel, écrivait Renan en 1882. Elles ont commencé, elles finiront." La France non plus n’est pas éternelle, ni en arrière ni en avant de nous, contrairement au rêve gaulliste. Mais les lieux traversent les temps. L’identité à tous égards des habitants de ce pays a toujours été plurielle et le restera. C’est ce qu’on peut lui souhaiter de meilleur.
Catherine Trautmann
Le titre de cette rencontre, qui, je crois, est très opportune et rassemble des personnes d’expériences différentes, (et peut-être en ce qui concerne cette table ronde, de réflexions convergentes) est bien : "est-ce que c’est un enjeu pour la gauche ?" .
Pour moi, l’identité nationale est un immense risque pour la gauche. La question est de savoir jusqu’à quel point elle se risque à utiliser cette expression et comment elle peut sortir de ce lacet ottoman qui, depuis un certain temps, la fait osciller entre affirmation et culpabilité. L'affirmation pour la gauche, c'est lorsque les socialistes disent : la Nation est notre affaire, elle l’a toujours été, tantôt nous l’oublions, tantôt nous sommes ramenés par la droite à la retrouver, mais pour nous, la Nation c’est la République. C’est la justification. La droite nous accuse de ne pas aimer la Nation, pourtant nous aimons la France, pourquoi se justifier quand la Nation est une affaire de citoyenneté, est une affaire politique et que la République est précisément, non pas la définition d’une identité, mais la définition d’un espace de droit, d’un espace politique qui est, en quelque sorte, des territorialismes.
Nous sommes donc devant un risque et je crois qu’il est majeur. Enfin, je vais vous dire franchement, pour ce qui me concerne, je déteste cette expression et je la déteste depuis que je suis enfant, parce que l’identité nationale ça ne pouvait jamais faire de moi, comme alsacienne, une française à part entière et ça, c’est quelque chose de pénible. Selon cette définition, jusqu’au chancelier Schröder, qui a bien voulu sortir de la référence au droit du sang pour se référer au droit du sol à la manière de la France et de la République, on aurait pu dire à tout moment : les Alsaciens, qui ont une part d’héritage par leur famille, c’est-à-dire une filiation familiale dans laquelle aucun choix n’a jamais été demandé à ces gens qui ont changé en un siècle (le 19ème) cinq fois de nationalité, ce qui prouve que non seulement la notion d’identité introduit l’idée de cumul mais aussi du changement et d’un changement imposé pour ce qui a été une partie des citoyens français.
Donc, je n’aime pas cette expression et je vais tenter de dire pourquoi, à mon sens, elle est un risque pour la gauche et pourquoi nous avons à répondre à la question qui est posée au travers de ce concept.
Je crois que, d’abord, on peut poser la question à partir des droits de ce qui est présenté par la gauche comme définissant la nation, c’est-à-dire comme une communauté de droit et une communauté dans laquelle l’égalité de droits est fondatrice au même titre que la liberté ; c’est la notion de l’origine, la nation définie dans ce principe émancipateur et qui constitue une communauté qui redonne une filiation, dans un autre ordre que celui de sa condition sociale, de sa région. C’est ce qui crée au fond une unité territoriale et les prémisses de ce qui va devenir et qui est aujourd’hui notre cadre, un Etat de droit.
Il me semble que la gauche doit pouvoir interroger davantage cette notion d’égalité de droit et la mettre en regard de la laïcité.
Aujourd’hui, si on observe la manière dont dérive le débat sur la question de l’identité, on oscille entre la définition ethnique, c’est la question de l’origine, et la question religieuse, où une religion est plus particulièrement marquante et marquée, l’islam. Cette religion a fait irruption, au même titre que l’étranger, dans notre débat et elle est très présente, mais pas comme participante à plein titre de la société. L’islam a d’abord été considérée comme une religion de l’étranger, elle a été traitée comme telle et non pas dans le cadre de la responsabilité laïque de l’Etat qui s’exprime dans la neutralité qui est sa position à l’égard des confessions, des philosophies et des opinions.
Ce qui crée l’égalité est en même temps la façon dont la référence à l’autre sort de la référence identitaire. Ce qui fait que je suis l’égal de tout autre français ou française n’est ni mon sexe ni mon nom ni ma condition d’origine ni ma région, mais c’est que je suis une citoyenne. La neutralité de l’identité de citoyen est cette deuxième part de l’identité démocratique.
L’identité démocratique a une part réelle, physique, temporelle, qui est celle du lieu où l’on est, de l’histoire personnelle qui appartient chacun. L’identité démocratique est aussi celle que l’on acquiert dans l’ordre du droit, de la Nation ; c’est précisément là qu’il y a contradiction entre ce qui rend identique un citoyen à un autre, ce qui le rend semblable et pas ce qui le différencie sous l’angle de ce qui le caractérise comme individu particulier, ce qui l’individualise, c’est-à-dire son identité. Pourquoi la laïcité est-elle mêlée à cela ? La laïcité est précisément ce lien très fort qui lie les Français entre eux et à l’Etat, c’est l’Etat qui protège ces libertés et garantit cette égalité.
C’est cette neutralité qui permet à chacun de croire ou de ne pas croire, d’avoir une conviction de droite, de gauche, d’extrême droite à la limite, mais c’est en tout cas sa propre liberté. Celle-ci est garantie, elle doit être reconnue entre citoyens. Cette référence profonde fait qu’au regard de l’évolution des droits et en particulier de l’égalité, nous voyons bien que cette notion référentielle première et profonde est à l’origine de cette notion de citoyenneté. Il y a bien la composition d’un corps social et ce corps social trouve par les socialistes et par la gauche cette identité commune de citoyens qui provient de l’éducation, de cette édification de l’être où chacun part avec les mêmes chances, le même respect, la même considération et trouve dans la République les conditions et les garanties de son édification.
La République est une création, une volonté et aussi une chose intellectuelle et politique, elle n’est pas une réalité complète. Bien sûr, elle a une dimension sociale et territoriale, mais chaque fois que la gauche accepte d’en venir à la question de l’identité, elle revient sur le terrain où elle abandonne son rôle, la construction volontaire du contrat social qui lie les citoyens et les garanties de la République qui protègent et qui donnent les conditions de l’édification. Lorsque l’ancien ministre de l’Intérieur a nommé un Préfet parce qu’il était musulman et l’a dit, nous sortions de la laïcité républicaine.
Lorsque nous donnons à la laïcité une composante, une notion, un sens identitaire en le fixant strictement et seulement sous l’angle de la religion, alors nous la limitons. Pour moi, la laïcité est ce qui fonde de manière essentielle la relation entre les citoyens, la relation à l’autre, elle permet de reconnaître l’altérité égale. Ce qui fait de moi un être différent, ce qui a été la revendication du droit des femmes par la reconnaissance de leur différence, ce qui était la revendication de toute minorité de pouvoir être reconnue depuis les protestants et l’édit de tolérance jusqu’à aujourd’hui la tolérance 0, nous avons comme réponse à ce qui est le risque de toute société d’être victime de la violence réciproque, de la violence réplique dans laquelle la loi n’a pas sa place. Nous avons avec la laïcité l’établissement d’une altérité égale et donc d’une règle de droit.
Le premier point sur lequel la gauche doit être présente c’est la redéfinition de cet Etat de droit fondé sur la laïcité revisitée.
Le deuxième point sur lequel la gauche doit être présente c’est la citoyenneté de résidence, qui permet de sortir du piège de l’origine.
Je tiens là à raconter une anecdote. Nous avions travaillé entre Strasbourg et Vaulxen- Velin, commune de la banlieue lyonnaise, dans une classe, les enfants se présentaient en disant : "Moi je suis Mohammed, français d’origine marocaine", puis Saïd disait : "Moi, je suis français d’origine algérienne" etc. Arrive Brigitte qui dit : "Je suis Brigitte, je suis française, sans origine". Depuis ce jour, j’ai beaucoup médité sur cette phrase. Qu’est ce qui fait que cette enfant considérait que ses copains avaient quelque chose de plus qu’elle ? Qu’est-ce qui faisait que ses copains étaient obligés de dire leur origine en plus du fait qu’ils étaient français ?
Il y a là tout le noeud entre cette place donnée à l’immigration selon ce qui fait qu’on ne peut pas parvenir au choix de cette citoyenneté, qu’on y voit pas les étapes pour l’atteindre mais qu’on a beaucoup plus, par la référence de l’origine nationale, la sûreté de pouvoir être reconnue dans une véritable identité. C’est le contraire du premier, l’identité rappelée par son origine nationale est la manière la plus sûr quand on est considéré comme un immigré non encore intégré, quand on est un Français, c’est une façon de redire qu’on a une identité.
D’où la politique d’immigration et son danger quand elle est aujourd’hui prônée par un ministère qui n’hésite pas à faire de ces citoyens français des sans-papiers. J’étais hier avec des gens du voyage qui, lorsqu’ils ne peuvent pas faire état d’une véritable résidence, n’ont pas la possibilité de déclarer une entreprise et ne peuvent pas avoir de carte d’identité.
Pour moi, il manque un mot dans ces cas-là à l’identité nationale, c’est la carte d’identité nationale, c’est d’abord un concept administratif.
Au-delà de l’origine, il y a bien sûr le risque communautaire et, en regard de ce risque communautaire, la revendication qui me paraît devoir être celle de la gauche est d’associer citoyenneté de résidence et une certaine forme d’internationalisme, voir d’acceptation du cosmopolitisme. À l’instant, Pierre Encrevé nous disait qu’il y avait 400 langues en France, la diversité culturelle ne doit pas être la tolérance d’une juxtaposition de nationalités, de langues et d’identités. La diversité culturelle est un concept, une notion qui fait qu’après la guerre entre les peuples, il faut construire la paix entre les hommes, pour cela il faudrait leur reconnaître la capacité d’être un locuteur, de disposer d’une langue, d’avoir une identité nationale administrative, d’avoir des droits de citoyens.
C’est pour cela que la gauche doit pouvoir redéfinir un véritable Etat de droit, doit pouvoir donner les contours d’une citoyenneté de résidence qui permette à tout étranger vivant sur notre sol de ne pas être en situation où il ne dispose d’aucune identité, d’aucune reconnaissance et d’aucun droit. Il doit y avoir aussi dans cette reconquête de la culture par cette réflexion sur la République la possibilité de réaffirmer que la République s’inscrit dans un ensemble international et d’abord l’Europe qui permet de dépasser la notion d’identité nationale puisque lorsqu’on est en Europe, il ne peut plus y avoir une opposition entre les Nations, il y a bien abandon de tout désir d’empire pour constituer l’Union Européenne, il ne peut y avoir ni pays dominant ni colonisation.
Mais, nous n’en avons pas fini, lorsque nous parlons de repentance, de mémoire, de commémoration pour éviter de traiter de la question de la responsabilité historique. Lorsque nous traitons de l’Europe sous l’angle de ses symboles et de ses avantages plutôt que sous l’angle de cette histoire commune que nous devons fabriquer ensemble ; il y a un choix, une déterritorialisation de la notion de citoyenneté qui permet d’élaborer un partage, un avenir, une histoire, qui additionnent les identités et dépassent les mémoires individuelles.
Questions de la salle
Question : Tout à l’heure, vous avez dit que les artistes avaient des réponses et des solutions pas très claires, je ne vois pas les choses comme cela. En général, ce qu’il faut reconnaître c’est que l’artiste a besoin de liberté, mais surtout il est la personne de la transgression. S’il n’y a pas transgression, il ne peut pas y avoir de phénomènes qui permettent d’activer des idées. On peut être artiste et intellectuel, on peut être artiste sans être intellectuel. J’espère qu’il y a des artistes praticiens dans ce colloque car ce sont eux qui sont des aiguillons.
Daniel Mesguich : Je suis entièrement d’accord, bien évidemment.
Question : Je suis membre de la Ligue des Droits de l’Homme, qui anime des débats dans toute la France cette semaine pour la votation citoyenne, pour faire voter des gens afin de demander le droit de vote aux élections locales à tous les résidents étrangers.
Question : J’ai des origines japonaises, alsaciennes, bourguignonnes, occitanes, champenoises et je suis né en France, j’aime la langue française mais je sais qu’on a appliqué cette langue à coups de bâtons. Je crois que depuis mon plus jeune âge, sachant que je venais d’origines différentes, je n’ai jamais eu un regard vis-à-vis de l’étranger comme un étranger. On a des ressemblances, des différences, il faut vivre avec nos différences et pas vivre avec nos ressemblances, c’est la différence avec SOS Racisme, qui considérait qu’il faut vivre avec nos ressemblances, je crois qu’il faut vivre avec nos différences, c’est typiquement français. La France et la langue française sont un carrefour de différentes Nations, de différents peuples, ça donne une très grande force. Le simple fait de savoir cela nous rend universel.
Catherine Trautmann : Je voudrais signaler que la campagne initiée en 1994 par le Conseil de l’Europe "Tous différents, tous égaux" continue. C’est une campagne d’une institution qui a été prise en charge par de nombreux mouvements (mouvement anti raciste…), elle remet en parallèle deux termes : celui de la différence et celui de l’égalité. Ce que vous dites dans le lien très fort qui permet de garder cette continuité et qui a fait et qui fait que des textes se succèdent depuis cette époque-là, pas uniquement les résolutions en cas d’urgence sur les problèmes de droit qui peuvent se poser un peu partout dans le monde mais aussi des textes fondateurs comme ceux du Parlement européen.
Nous avons un vrai enjeu pendant la Présidence française. La mobilisation des associations, comme la Ligue des Droits de l’Homme et d’autres est très importante. Aujourd’hui, le gouvernement français envisage de séparer les discriminations. Gérard Noiriel dans son livre a montré l’importance de ce lien entre les discriminations. Séparer les discriminations c’est par exemple dire, pendant la Présidence française : on va discuter de la lutte contre les discriminations liées au handicap, faire des avancées sur la question sexuelle ou des transgenres et l’on va traiter de la politique de l’immigration. On va compartimenter ce qui devrait se regarder sous l’angle de cette égalité de droits malgré la différence qui caractérise les différentes formes de discrimination. Pendant la Présidence française, il faudra que la gauche tienne un discours ferme.
Question : Je voudrais être pragmatique. J’ai entendu M. Encrevé parler d’identité nationale comme étant une expression, quelques autres parlent de concept d’identité nationale, ce qu’a dit Mme la ministre est très intéressant, ses objections, son appréhension du concept. Je voudrais savoir concrètement si vous envisagez de proposer à la gauche et au Parti Socialiste un concept très fort qui identifierait la gauche sur ce point pour faire le "pendant" de ce terme d’identité nationale, que vous rejetez.
Catherine Trautmann : Ce que peut choisir le Parti Socialiste c’est de reprendre en compte le terme de Nation et de traiter séparément la question de l’identité et la question de la Nation. Le Parti Socialiste peut aussi proposer un nouveau contrat social, parce que je pense que c’est sur ce point que les choses vont se nouer. Dans la globalisation, les réponses identitaires ne permettront pas d’être à la hauteur de l’enjeu. Certains répondent par le patriotisme économique, je crois qu’on peut répondre par la solidarité. Je n’ai pas vu de nouveaux mots dans nos écrits. Ce qui est certain c’est que nous nous soumettons à la critique, au débat et que nous n’avons pas non plus la conscience de devoir apporter un message mais d’avoir la modestie d’écouter et trouver avec les intellectuels, les artistes et les citoyens ce que nous pouvons aussi retrouver de commun dans ce qui nous fonde.
Conclusions des intervenants
Gérard Noiriel
Par rapport aux interventions et aux questions, je dirais que l’un des dangers de vouloir absolument répondre à la droite, qui a toujours été à l’initiative de ces débats sur l’identité nationale, est de tomber dans des logiques de réhabilitation. Le meilleur exemple est celui du Parti Communiste, à partir du moment ou il a rejoint la vie politique peu avant le Front Populaire, il y a eu une tentative d’en rajouter car la gauche était suspectée de ne pas être assez nationale, patriotique. Les effets de réhabilitation sont toujours dangereux car c’est se placer dans une logique d’acceptation de sa position dominée, il faut réfléchir sur ce point. La question de l’identité nationale nous expose à ce risque.
Le deuxième élément rassemble les effets de stigmatisation, les effets sur les personnes. Toute une série de termes, d’expressions sont véhiculés dans le discours public et ont des effets sur les personnes, notamment des effets de stigmatisation. Pour moi, c’est une dimension très importante du racisme, qui n’est pas suffisamment pris en compte et pas réprimé par la loi. Aujourd’hui, on a des lois qui répriment des propos, mais certains reportages sur les jeunes dans les quartiers sont stigmatisant, et là, on est démunis. Il y a là un lien à faire avec les militants politiques. Ces choses peuvent se passer en dehors de la sphère du politique. Qu’est-ce qui est normal à une certaine époque ? Qu’est-ce qui contribue à faire que des choses qui ne l’étaient pas avant deviennent normales ? Il faut rappeler un certain nombre de critères, de valeurs qui fondent les idées de la République, il y a un combat de vigilance au quotidien à mener à l’égard de l’ensemble des citoyens. L’une des nouvelles stratégies du camp conservateur est la mise en concurrence des bonnes causes. On l’a vu au moment de l’affaire du voile islamique, les divisions qui ont eu lieu à l’intérieur des associations étaient liées à la réussite de cette stratégie. Alors qu’à une certaine époque, les bonnes causes (par exemple l’anti-racisme et le féminisme) convergeaient autour d’un certain nombre d’idéaux d’émancipation, du monde du travail, on est arrivé à une situation où les uns s’opposent aux autres. Là aussi, il y a un travail de fond à mener pour empêcher ce type de stratégie car la gauche est toujours perdante dans ce type d’affaires. Cela conduit à une atomisation, à un découragement, à une sorte de défaitisme, il faut se préparer à long terme.
Daniel Mesguich
Je crois que tout commence par la culture. Le fait que notre Président de la République s’amuse à Disneyland n’est pas si important que cela, en revanche le fait qu’il se moque de la Princesse de Clèves est un scandale et il faut que la gauche proteste.
Pierre Encrevé
Nous avons tous essayé de mettre en avant le fait que le concept d’identité nationale a pour fonction d’exclure. Il sert à mettre des barrières entre les "vrais français", ceux qui sont dans cette identité et les autres. C’est en ce sens que la gauche se perdrait à vouloir le reprendre. Mais, comme l’a très bien dit Catherine, la Nation ce n’est pas l’identité nationale. On peut reconstruire, utiliser, se servir, repartir de ce que ça voulait dire, on peut relire l’abbé Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ? . La Nation, c’est le Tiers-État et exclusivement le Tiers-Etat, les deux autres ordres, la noblesse et le clergé ne sont pas dans la Nation. Cela dit, je ne veux pas mettre en cause la noblesse et le clergé ici, mais cela a à voir avec ce que disait Catherine tout à l’heure sur l’usage suspect des différences religieuses. Je voudrais reprendre un point qu’a aussi développé Daniel Mesguich. Au fond, l’identité de la France, c’est à chaque instant qu’on la construit, ce sont des choix que l’on fait. Nous pouvons toujours choisir ce qu’est l’identité de la France, que ce soit reconnu par les gens. En ce sens, ce qui est français à l’étranger, partout, c’est cette idée que la France est une Nation qui a essayé de parler pour l’universel, pas de parler pour se définir soi. Si la gauche abandonne cela, alors, elle s’abandonne elle-même.
Christophe Prochasson
Je voulais faire observer que Catherine Trautmann a été la seule à glisser deux mots dans le débat : internationalisme et cosmopolitisme.
Catherine Trautmann
Le piège dans lequel peut se trouver la gauche c’est de continuer ce débat de façon binaire. Dans ce débat binaire entre la droite et la gauche, il n’y a pas de place, ou par effraction seulement, pour l’artiste, il n’y a pas non plus de tiers qui puisse être l’étranger qui interroge la manière dont nous concevons sa place dans notre société. La manière dont se trouve un étranger dans une société qui se revendique comme un Etat de droit, comme la patrie des Droits de l’Homme, doit être le moment où on constate le travail qu’il reste à faire. Nous avons besoin des intellectuels, mais aussi du métallo, qui a travaillé dans les usines Peugeot, qui se trouve aujourd’hui, en Alsace ou ailleurs licencié. Nous n’avons pas eu le courage de dire à gauche que ces gens immigrés constituaient l’essentiel des nouvelles classes populaires et quand il n’y a pas d’appartenance sociale, il ne peut pas y avoir d’appartenance citoyenne, c’est aussi cela la gauche. Comment est-ce qu’on écrit aujourd’hui la forme d’une appartenance sociale qui donne enfin à ces gens le droit à une identité, à une histoire : dans quelle histoire de France vous trouvez-vous ? Les immigrés qui ont disparus, ceux qui ont été tués, les meurtres racistes, ils n’existent pas. Le jour où, dans notre histoire, ces personnes auront un nom et auront enfin le droit à ce que leur mémoire existe comme Aimé Césaire l’a revendiqué pour les Antillais, je crois qu’on ne parlera pas d’identité, on parlera simplement des Français. C’est pourquoi je plaide pour qu’il y ait cette citoyenneté de résidence, qui fait qu’on aime et qu’on souhaite vivre ensemble, c’est cela d’abord, pouvoir s’entendre entre voisins et ne pas se détester ou se haïr, c’est déjà pas mal.
31/01/2005
Paris, le 31 janvier 2005
Monsieur le Ministre,
Vers quelle politique culturelle pour le spectacle vivant allons nous ?
Au cœur de la crise profonde qui agite depuis des mois tous les acteurs du spectacle vivant, la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles a remis à la profession, fin 2004, un document intitulé «Propositions pour le spectacle vivant». Présenté comme un texte d'étape, à discuter, ce rapport témoigne de la volonté de la direction centrale de définir des orientations nouvelles pour nos professions, alors que la crise de l'intermittence déclenchée en juin 2003 a démontré qu'une refondation des politiques publiques pour le spectacle vivant est d'une absolue nécessité.
Les diverses analyses et nombreux rapports nés de cette crise dite «de l'intermittence», qu'ils émanent de syndicats, d'organisations professionnelles, d'experts ou de parlementaires, placent peu ou prou tous les partenaires institutionnels devant leur responsabilité.
Les partenaires sociaux tout d'abord, qui sont renvoyés pour les employeurs à un examen complet des conventions collectives - du privé et du public - et des contrats de travail, qui sont renvoyés pour les salariés aux négociations interprofessionnelles au sein de l'UNEDIC.
Mais aussi les pouvoirs publics, Etat et collectivités territoriales, qui ont largement participé des dérives d'un système d'indemnisation du chômage dont tous les acteurs responsables souhaitent aujourd'hui l'assainissement et la pérennité.
Oui, monsieur le Ministre, nous sommes convaincus qu'il faut désormais fonder un nouveau contrat social pour nos professions du spectacle, appuyé notamment sur des financements à la hauteur des politiques publiques menées ou des ambitions affichées, sur la définition plus claire de nouveaux champs conventionnels, sur des principes d'indemnisation du chômage plus vertueux et incitatifs à la déclaration du travail.
Or, quel constat peut-on dresser en ce début d'année 2005 ?
Nous avons accumulé les analyses et les propositions; les travaux de M. Guillot, expert indépendant que vous avez nommé, ont conforté bon nombre de propositions du SYNDEAC ou d'autres organisations professionnelles. Dans le même temps, vous mettiez en place un fonds transitoire financé par l'Etat et géré par l'UNEDIC pour compenser les effets les plus dévastateurs du protocole signé en juin 2003.
Votre volonté de dialogue a enclenché un processus nouveau. Mais il est inachevé. L'espoir est grand et la concrétisation demeure brumeuse. Nous sommes, monsieur le Ministre, placés devant un réel problème de calendrier. Il est urgent de mettre au travail les partenaires sociaux pour négocier un nouveau protocole d'assurance chômage des intermittents. Nous vous demandons, d'organiser dans les plus brefs délais avec votre
collègue ministre de l'Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale, une véritable concertation intra-professionnelle pour proposer le cadre d'un nouveau régime de l'intermittence, avant une négociation interprofessionnelle à l'UNEDIC. À cet effet, il vous appartient de réunir dès à présent, sous l'égide du Premier ministre, un «Valois social de la Culture». La responsabilité du gouvernement à cet endroit est entière. Rappelons que les employeurs du spectacle vivant et enregistré ne siègent pas à l'UNEDIC, ce qui ne facilite pas le dialogue social.
Enfin, s'il s'avérait que l'UNEDIC ne réponde pas à l'attente de toute une profession, alors le recours à la loi serait indispensable. Les partenaires sociaux, les élus et les collectivités, les professionnels, admettent tous que cette crise sociale révèle une crise plus profonde, politique et institutionnelle. A ce nouveau contrat social qu'il est urgent de négocier, il faut adjoindre un nouveau contrat politique entre les artistes, la Nation et les institutions de la République. L'un n'ira pas sans l'autre. Qui finance quoi? Quelles institutions portent quelles politiques pour le spectacle vivant? Quelle contractualisation entre les tutelles pour mettre en œuvre une politique nationale
décentralisée du spectacle vivant?
Oui, les collectivités territoriales ont une part à prendre dans le financement de l'emploi culturel; l'actualité sociale nous le prouve. De nouvelles perspectives partenariales sont à bâtir entre elles et votre ministère. C'est là répondre à l'intérêt général pour que la France développe les acquis historiques d'une décentralisation culturelle féconde et à bien des égards exemplaire. Or ce dialogue essentiel nous semble aujourd'hui en panne. Envisagez-vous une initiative proche en direction des collectivités, en particulier les Régions?
C'est donc dans ce contexte que la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles avance de nouvelles «propositions pour le spectacle vivant «. Le SYNDEAC salue cette initiative, attendue, car cette administration centrale du ministère de la Culture et de la Communication nous avait accoutumés à un lourd et long silence. Ce document, où chacun pourra retrouver quelques unes de ses propositions, nous interroge tout d'abord sur la méthodologie employée. Quel dessein pour le spectacle vivant porte le ministère de la culture secoué par une crise sociale sans précédent?
Tout d'abord, force est de constater que ce document rassemble des propositions qui ne sont ni chiffrées ni datées. Aucun calendrier ne conforte les idées avancées, aucun calendrier ne renvoie à une concertation formalisée entre l'Etat et les collectivités, aucun calendrier ne met en œuvre une série de concertations avec les organisations professionnelles. Aucune proposition n'est assortie de perspectives budgétaires ou d'évaluation chiffrée. Il s'agit donc bien d'un document d'étape et de travail, à cet égard tout à fait incomplet.
Pour le SYNDEAC, au-delà de l'analyse nécessaire de leur pertinence ou de leur faisabilité, cette série de propositions aux objectifs parfois contraires, dont nous cherchons la lisibilité, ne saurait fonder en l'état le nouveau projet dont nos professions ont besoin.
Que pensez-vous de ces propositions? Les estimez-vous suffisantes ? Souhaitez-vous présenter votre politique en direction du spectacle vivant sous la forme d'un catalogue de fiches, fussent-elles pour certaines pertinentes ? Quelle place voulez-vous accorder aux organisations représentatives de nos métiers dans cette nouvelle définition des politiques ? Validez-vous la quasi absence de point de vue de ce document sur les compagnies dramatiques, chorégraphiques, et les ensembles musicaux ? Considérez-vous légitime que les directions régionales des affaires culturelles s'y réfèrent déjà dans la mise en œuvre de leur action, alors qu'aucune concertation ne s'est enclenchée à ce jour ?
Monsieur le Ministre, vous avez déclaré que vous seriez le ministre de «l'emploi culturel» et avez sans conteste favorisé et accompagné un dialogue social et professionnel indispensable. Nous vous demandons aujourd'hui une lisibilité plus grande quant à votre projet pour le spectacle vivant. Nous souhaitons résolument trouver une issue à la crise et le SYNDEAC y prendra toute sa part. Nous sommes aussi résolument déterminés à entendre une parole de l'Etat claire, qui donne à l'action de votre ministère, dans le respect de la déconcentration et des spécificités régionales, une cohérence, un équilibre, un projet. Un dessein national pour le spectacle vivant.
Je vous prie de croire, monsieur le Ministre, à l'expression de ma haute considération.
Stéphane FIÉVET
Président du SYNDEAC
10/07/2003
Déclaration lue en Assemblée générale de la profession, le 10 juillet 2003 à Avignon
Après l'annulation des festivals d'Aix, Montpellier, La Rochelle, Marseille, Rennes…, celle du Festival d'Avignon sonne comme une formidable déflagration dans notre pays. Puisse cet incontestable gâchis nous ouvrir les yeux !
La conduite de la réforme annoncée du régime des annexes 8 et 10 s'est faite au détriment de toute lucidité politique. Voilà des mois que beaucoup d'entre nous rappelons sans cesse au ministère de la culture l'urgence d'une vraie concertation pour penser, ensemble, une véritable refondation de nos modes de production. Depuis des années, le SYNDEAC s'est exprimé avec vigueur et constance pour l'ouverture d'un débat national qui interroge l'ensemble des politiques publiques pour l'Art et la Culture. Nos appels, nos interpellations, sont demeurés vains et voilà qu'au beau milieu d'une crise sans précédent on redécouvre soudain les vertus du dialogue et de la concertation.
La crise de l'emploi dans les métiers du spectacle vivant et de l'audiovisuel ne peut se réduire au simple traitement technique, comptable, d'un fonctionnement du chômage dont chacun s'accorde à convenir qu'il faut le réformer. Pour preuve, dès 2000 les organisations siégeant à la FESAC s'emparaient du problème, parvenaient à un accord avec les syndicats de salariés et proposaient des solutions. Dans le même temps, nous demandions au ministère de la culture une évaluation nationale des modes de production et de diffusion du spectacle vivant en France pour définir les termes d'une relance d'une politique nationale. Or, on a laissé aux partenaires sociaux de l'Unedic le soin d'aborder par le petit bout de la lorgnette ce qui exigeait en réalité une large focale.
Les enjeux mis à jour par cette crise ne sont pas nouveaux. Fallait-il en arriver à un traumatisme de cette ampleur pour qu'ils soient enfin posés, et qu'un ministre de la culture puisse enfin annoncer "dès septembre, un débat national sur le spectacle vivant", et le déblocage au dernier moment de 20 millions d'euros de mesures nouvelles, somme notoirement insuffisante au regard de l'ambition nécessaire ? Fallait-il ce séisme professionnel pour parvenir à une prise de conscience publique qui pose aux yeux de toute la nation l'urgence de ce débat ?
La politique gouvernementale aujourd'hui à l'œuvre accumule les signes d'une régression qui désengage la puissance publique de sa responsabilité à placer l'Art tout comme la recherche en dehors de l'unique logique économique et des règles du marché.
Mais on aurait tort d'imputer le blocage actuel au seul ministère de la culture. Voilà longtemps que les formations politiques ne développent plus aucune pensée sur un projet politique où l'Art et la culture respectivement interrogerait notre devenir et cimenterait une société libre et solidaire.
Nos professions ne se sont jamais autant parlé qu'aujourd'hui. Le formidable mouvement de solidarité qui a vu le jour doit résister aux déchirements du lendemain, aux conséquences économiques et sociales qui apparaissent déjà, aux débats sur les modes d'action à mettre en œuvre (grève ou pas grève, jouer ou ne pas jouer), pour revenir à l'essentiel.
On ne peut qu'éprouver tristesse et amertume de voir des artistes, des techniciens, des responsables d'équipements et de festivals, tous déchirés de ne pas jouer, ne pas rencontrer le public et être contraints à une telle épreuve de force.
Au sortir de cette crise estivale, les sirènes du désenchantement feront entendre leur voix. Il faut dès à présent rebondir et nourrir la solidarité qui nous a réunis. Le 14 juillet prochain, des syndicats d'employeurs du spectacle vivant, sous la coordination du SYNDEAC, invitent l'ensemble des organisations syndicales et professionnelles à une réunion de travail pour préparer ensemble le rendez vous fixé par monsieur Aillagon à la rentrée.
Stéphane FIEVET
Président du SYNDEAC